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neurs ont l’habitude de suivre trop leurs pensées : or, on doit savoir passer légèrement d’un sujet à l’autre, afin que l’intérêt se soutienne, et les quitter tous avant qu’ils soient épuisés. Ceux qui sont uniquement possédés d’une idée, qui se concentrent en elle et n’en veulent pas sortir, ne sont éloquents que toutes les fois qu’ils en parlent, ce qui n’est pas assez. Pour être agréable à toute heure et sur tous les sujets, ainsi que le demande une correspondance suivie, il faut avoir surtout une imagination vive et mobile, qui se laisse saisir par les impressions du moment et change brusquement avec elles. C’est la première qualité de ceux qui écrivent bien les lettres ; j’y joindrai, si l’on veut, un peu de coquetterie. Écrire demande toujours un certain effort. Il faut le vouloir pour y réussir ; il faut aimer à plaire pour le vouloir. Il est assez naturel qu’on tienne à plaire à ce grand public auquel s’adressent les livres ; mais c’est la marque d’une vanité plus délicate et plus exigeante que de se mettre en dépense d’esprit pour une seule personne. On s’est demandé souvent, depuis La Bruyère, pourquoi les femmes vont plus loin que nous dans ce genre d’écrire. N’est-ce pas parce qu’elles ont plus que nous le goût de plaire et une vanité naturelle qui, pour ainsi dire, est toujours sous les armes, qui ne néglige aucune conquête et sent le besoin de faire des frais pour tout le monde ?

Je ne crois pas que personne ait jamais possédé ces qualités au même degré que Cicéron. Cette insatiable vanité, cette mobilité d’impressions, cette facilité à se laisser saisir et dominer par les événements, on les retrouve dans toute sa vie et dans tous ses ouvrages. Au premier abord, il semble qu’il y ait une grande différence entre ses lettres et ses discours, et l’on est tenté de se demander comment le même homme a pu réussir dans des genres si opposés ; mais l’étonnement cesse dès