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qu’elle songeait à celle qu’elle enverrait quelques jours plus tard. Les pensées, les souvenirs, les regrets s’amassaient dans son esprit pendant cet intervalle, et quand elle prenait la plume, elle ne pouvait plus gouverner ce torrent. Aujourd’hui qu’on sait qu’on peut écrire quand on veut, on n’assemble plus des matériaux, comme faisait Mme de Sévigné, on n’écrit plus par provisions, « on ne cherche plus à vider son sac ». on ne se travaille plus à ne rien oublier, de peur qu’un oubli ne rejette trop loin le récit d’une nouvelle qui perdra sa fraîcheur pour venir trop tard. Tandis que le retour périodique de l’ordinaire amenait autrefois plus de suite et de régularité dans les relations, la facilité qu’on a maintenant de s’écrire quand on veut fait qu’on s’écrit moins souvent. On attend d’avoir quelque chose à se dire, ce qui est moins fréquent qu’on ne le pense. On ne s’écrit plus que le nécessaire ; c’est peu de chose pour un commerce dont le principal agrément consiste dans le superflu ; et ce peu de chose, on nous menace encore de le réduire. Bientôt sans doute le télégraphe aura remplacé la poste, nous ne communiquerons plus que par cet instrument haletant, image d’une société positive et pressée, et qui, dans le style qu’il emploie, cherche à mettre un peu moins que le nécessaire. Avec ce nouveau progrès, l’agrément des correspondances intimes, déjà très compromis, aura pour jamais disparu.

Mais, dans le temps même où l’on avait plus d’occasions d’écrire des lettres, et où on les écrivait mieux, tout le monde n’y réussissait pas également. Il y a des tempéraments qui sont plus propres à ce travail que les autres. Les gens qui saisissent lentement, et qui ont besoin de beaucoup réfléchir avant d’écrire, font des mémoires et non des lettres. Les esprits sages écrivent d’une manière régulière et méthodique, mais ils manquent d’agrément et de feu. Les logiciens et les raison-