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qu’ils ont si longtemps été dupes, et qu’ils ne s’en sont jamais aperçus ? D’un autre côté, comment expliquer que la postérité, qui ne juge que d’après les documents que lui ont fournis les amis d’Atticus, tire de ces documents mêmes une opinion tout à fait contraire à celle qu’ils avaient de lui ? Évidemment c’est que la postérité et les contemporains ne se mettent pas pour juger les gens au même point de vue. Nous avons vu qu’Atticus, qui avait pris pour règle de ne pas se mêler des affaires publiques, ne se croyait pas tenu de partager les dangers que ses amis pouvaient courir pour s’en être occupés. Il leur en laissait tout à fait et les honneurs et les périls. Tendre, obligeant, dévoué pour eux pendant tout le cours ordinaire de la vie, quand survenait une grande crise politique qui les compromettait, il se mettait à l’écart, et les laissait s’exposer seuls. Or, lorsqu’on regarde les faits à distance et qu’on est séparé d’eux, comme nous le sommes, par plusieurs siècles, on n’aperçoit plus guère que les événements les plus importants, et surtout les révolutions politiques, c’est-à-dire précisément les circonstances dans lesquelles s’éclipsait l’amitié d’Atticus. De là le jugement sévère que nous portons sur elle. Mais les contemporains apprécient les choses autrement. Ces grandes crises ne sont après tout que des exceptions rares et passagères ; sans doute ils en sont très frappés, mais ils le sont bien plus encore de ces mille petits incidents que la postérité n’aperçoit plus, et dont la succession compose la vie de tous les jours. C’est sur ces bons offices qui se reproduisent à chaque moment, qui s’emparent d’eux par leur multiplicité même, qu’ils jugent l’amitié d’un homme, beaucoup plus que sur un service signalé qui leur serait rendu dans quelqu’une de ces grandes et rares occasions. Voilà pourquoi ils avaient d’Atticus une opinion si différente de la nôtre.

Ce qui reste hors de doute, et comme l’un des traits