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Cicéron, et à les faire bien vivre ensemble malgré l’ardente jalousie qui les séparait. Que de peine ne dut-il pas avoir pour calmer ces deux vanités irritables, toujours prêtes à s’emporter, et que le sort semblait prendre plaisir à exciter encore davantage en les opposant sans cesse l’une à l’autre.

Toutes ces liaisons d’Atticus n’étaient certainement pas de véritables amitiés. Il y a beaucoup de ces personnages qu’il n’a fréquentés que pour le profit qu’en pouvait tirer sa sûreté ou sa fortune ; mais il y en a d’autres aussi, et en grand nombre, qui furent vraiment ses amis. Pour nous en tenir aux plus grands, Cicéron n’a aimé personne autant que lui, Brutus lui a témoigné jusqu’à la fin une confiance sans réserve, et la veille de Philippes il lui écrivait encore ses dernières confidences. Il reste trop de preuves éclatantes de ces deux illustres amitiés pour qu’on puisse les révoquer en doute, et il faut reconnaître qu’il a su inspirer une vive affection à deux des plus nobles âmes de ce temps. On en est d’abord très surpris. Sa réserve prudente, ce parti pris hautement avoué de se soustraire à tous les engagements pour échapper à tous les dangers devaient, à ce qu’il semble, éloigner de lui des gens de cœur qui sacrifiaient leur fortune et leur vie à leurs opinions. Par quel mérite a-t-il su pourtant se les attacher ? Comment un homme si occupé de lui, si soigneux de ses intérêts, a-t-il pu jouir aussi pleinement des agréments de l’amitié, qui semblent exiger d’abord le dévouement et l’oubli de soi-même ? Comment est-il parvenu à faire mentir les moralistes qui prétendent que l’égoïsme est la mort des affections véritables[1] ?

C’est encore un problème parmi tant d’autres dont la

  1. C’est le mot de Tacite : pessimum veri affectus venenum sua cuique utilitas.