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l’avoir perdue a été certainement la plus grande douleur de sa vie. Comme on connaissait son affection pour sa fille, il lui arriva de tous côtés de ces lettres qui ne consolent ordinairement que ceux qui n’ont pas besoin d’être consolés. Les philosophes, dont il était l’honneur, essayèrent par leurs exhortations de lui faire supporter plus courageusement cette perte. César lui écrivit d’Espagne, où il achevait de vaincre les fils de Pompée. Les plus grands personnages de tous les partis, Brutus, Lucceius, Dolabella lui-même, s’associèrent à sa douleur ; mais aucune de ces lettres ne dut le toucher plus vivement que celle qu’il reçut d’un de ses vieux amis, de Sulpicius, le grand jurisconsulte, qui gouvernait alors la Grèce. Nous l’avons heureusement conservée. Elle est tout à fait digne du grand esprit qui l’écrivait et de celui à qui elle était adressée. On en a souvent cité le passage suivant : « Il faut que je vous dise une réflexion qui m’a consolé, peut-être parviendra-t-elle à diminuer votre affliction. À mon retour d’Asie, comme je faisais voile d’Égine vers Mégare, je me mis à regarder le pays qui m’entourait. Mégare était devant moi, Égine derrière, le Pirée sur la droite, à gauche Corinthe. C’étaient autrefois des villes très florissantes, ce ne sont plus que des ruines éparses sur le sol. À cette vue je me suis dit à moi-même : Comment osons-nous, chétifs mortels que nous sommes, nous plaindre à la mort d’un des nôtres, nous dont la nature a fait la vie si courte, quand nous voyons d’un seul coup d’œil les cadavres gisants de tant de grandes cités ![1]. » La pensée est grande et nouvelle. Cette leçon tirée des ruines, cette manière d’interpréter la nature au profit des idées morales, cette mélancolie sérieuse mêlée à la contemplation d’un beau paysage, ce sont là des sentiments que l’antiquité païenne a peu

  1. Ad fam., IV, 5.