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L’ART POÉTIQUE.

EmLa plupart, emportés d’une fougue insensée,
Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée :
Ils croiroient s’abaisser, dans leurs vers monstrueux,
S’ils pensoient ce qu’un autre a pu penser comme eux.
Évitons ces excès : laissons à l’Italie
De tous ces faux brillans l’éclatante folie.
Tout doit tendre au bon sens : mais pour y parvenir
Le chemin est glissant et pénible à tenir ;
Pour peu qu’on s’en écarte, aussitôt on se noie :
La raison pour marcher n’a souvent qu’une voie.
LaUn auteur quelquefois trop plein de son objet
Jamais sans l’épuiser n’abandonne un sujet.
S’il rencontre un palais, il m’en dépeint la face ;
Il me promène après de terrasse en terrasse ;
Ici s’offre un perron ; là règne un corridor ;
Là ce balcon s’enferme en un balustre d’or.
Il compte des plafonds les ronds et les ovales ;
« Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales[1]. »
Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin,
Et je me sauve à peine au travers du jardin.
Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile,
Et ne vous chargez point d’un détail inutile.
Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant ;
L’esprit rassasié le rejette à l’instant :
Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.
QuSouvent la peur d’un mal nous conduit dans un pire :
Un vers étoit trop foible, et vous le rendez dur ;
J’évite d’être long, et je deviens obscur ;
L’un n’est point trop fardé, mais sa muse est trop nue ;

  1. Allusion à Scudéri, qui dans son poème l’Alaric se perd en descriptions pompeuses. Boileau paraphrase ici les deux vers du troisième chant :

    Ce ne sont que festons, ce ne sont que couronnes,
    Ce--Bases et chapiteaux, pilastres et colonnes.