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SATIRE IX.

Sur un ton si hardi, sans être téméraire,
Racan[1] pourrait chanter au défaut d’un Homère ;
Mais pour Cotin et moi, qui rimons au hasard,
Que l’amour de blâmer fit poëtes par art,
Quoiqu’un tas de grimauds vante notre éloquence,
Le plus sûr est pour nous de garder le silence,
Un poëme insipide et sottement flatteur
Déshonore à la fois le héros et l’auteur ;
Enfin de tels projets passent notre foiblesse.
EnAinsi parle un esprit languissant de mollesse,
Qui, sous l’humble dehors d’un respect affecté,
Cache le noir venin de sa malignité.
Mais, dussiez-vous en l’air voir vos ailes fondues,
Ne valoit-il pas mieux vous perdre dans les nues,
Que d’aller sans raison, d’un style peu chrétien,
Faire insulte en rimant à qui ne vous dit rien,
Et du bruit dangereux d’un livre téméraire
À vos propres périls enrichir le libraire ?
À Vous vous flattez, peut-être, en votre vanité,
D’aller comme un Horace à l’immortalité ;
Et déjà vous croyez dans vos rimes obscures
Aux Saumaises[2] futurs préparer des tortures.
Mais combien d’écrivains, d’abord si bien reçus,
Sont de ce fol espoir honteusement déçus !
Combien, pour quelques mois, ont vu fleurir leur livre,
Dont les vers en paquet se vendent à la livre !
Vous pourrez voir, un temps, vos écrits estimés
Courir de main en main par la ville semés ;

  1. Honorat de Bueil, marquis de Racan, né en Touraine, l’an 1589, ne put jamais apprendre le latin, pas même, dit-on, retenir le Confitéor ; mais devenu page et placé sous les ordres du duc de Bellegarde, il rencontra chez ce seigneur le poëte Malherbe et le prit pour maître. Racan fut l’un des premiers membres de L’Académie française, et mourrut en 1670.
  2. Fameux commentateur. (B.)