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des lecteurs. Ceux-là même qui blâmaient l’intonation frivole de l’ouvrage n’ont pas voulu se priver de ce moyen puissant d’atteindre la foule et, remaniant le Décaméron, ils l’ont moralisé à la façon d’un recueil d’exemples. Mais ils avaient beau faire, ce livre restait avant tout œuvre d’art : par le style, à la fois savant et naïf, tout imprégné de saveur populaire ; par le sentiment des réalités qui l’anime ; par la poésie délicate dont il est plein et qui jaillit au détour d’une phrase, au tournant d’une histoire. L’invention, chez Boccace, est surtout verbale ; il excelle à dire et à voir. Ses motifs, il les emprunte à tous les passés et au présent aussi. Attaché au caractère humain de ses nouvelles, il borne son ambition à être le chroniqueur de la vie. Son rire n’est assourdi par aucune hypocrisie ; sa pitié n’est voilée par aucune convention. Maître peintre des petits gestes, Boccace reste accessible à la noblesse des grandes choses qu’il n’exprime pas. Et c’est un des charmes de ce conteur, volontiers local et restreint, que de vous ouvrir brusquement des échappées sur la largeur de son esprit et la générosité de son âme. Sa probité d’historien se rebiffe à l’endroit de qui l’accuse de déguiser les faits qu’il rapporte. « Quant à ceulx qui disent que ces choses n’ont pas esté ainsi comme ie les dy, s’écrie-t-il, certes i’ auroie grant plaisir qu’ilz apportassent les originaulx ; et s’ilz se trouuoient discordansdece que i’escriptz, ie diroye qu’ilz auraient iuste occasion de me reprendre: et moymesmes me parforceroye de m’amender ; mais iusques à ce qu’ilz me facent apparoir d’autres choses que de parolles, ie les laisseray avec leur opinion et suyuray la mienne, disant d’eulx ce qu’ilz disent de moy [1]. »

  1. Le Décaméron : La quatriesme journée, trad. Le Maçon (1545). — J’emprunte mes citations à un exemplaire du Décaméron français de 1545 qui fait partie de la collection des livres rares de la Bibliothèque nationale de Florence. Il suffit de comparer ces quelques lignes aux lignes correspondantes de la réimpressions du texte de 1545 faite par Paul Lacroix en 1873, pour s’apercevoir que le « bibliophile » tutoyait volontiers ses auteurs.