Page:Boccace - Décaméron.djvu/626

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

obéissante à son mari, si empressée à le servir, qu’il se tenait pour l’homme le plus heureux et le mieux paye du monde. Semblablement, elle était si gracieuse, si affable envers les sujets de son mari, qu’il n’y en avait pas un qui ne l’honorât comme digne du rang qu’elle occupait. Tous priaient pour son bonheur, pour sa santé, pour sa prospérité, disant — de même qu’ils avaient dit que Gaultier avait agi en homme peu sage en la prenant pour femme — qu’il était le plus sage et le plus avisé des hommes, puisque nul autre que lui n’avait jamais su reconnaître la haute valeur qu’elle cachait sous ses pauvres habits de paysanne. En peu de temps, elle sut faire de telle sorte, que non seulement dans son marquisat, mais partout, on parlait de sa vertu, de ses bonnes œuvres, et qu’elle changea en éloge le blâme qu’on avait pu jeter sur son mari à son sujet, quand il l’avait épousée.

« Elle ne fut pas longtemps avec Gaultier sans devenir grosse et, en temps voulu, elle accoucha d’une fille ; de quoi Gaultier fit grande fête. Mais peu après, une nouvelle pensée étant entrée en son esprit, il voulut éprouver par une longue épreuve et des traitements intolérables, la patience de sa femme. Il commença par la brutaliser en paroles, lui montrant un visage troublé et lui disant que ses vassaux étaient mécontents d’elle à cause de sa basse condition, et surtout parce qu’ils voyaient qu’elle lui donnait des enfants ; et qu’ils étaient tellement tristes de la naissance de sa fille, qu’ils ne cessaient de murmurer. La dame, entendant ces paroles, sans changer de visage, de langage et de contenance, dit : « — Mon seigneur, fais de moi ce que tu croiras le plus utile à ton honneur et à ta tranquillité. Je serai contente de tout, car je reconnais que je suis moins qu’eux et que je n’étais pas digne de l’honneur auquel, par ta courtoisie, tu m’as appelée. — » Cette réponse fut très agréable à Gaultier, qui reconnut que les hommages que lui et les autres lui avaient rendus ne l’avaient nullement enorgueillie. Peu de temps après, ayant dit en termes vagues à sa femme que ses sujets ne pouvaient souffrir la fille née d’elle, il donna ses instructions à un de ses familiers et l’envoya à Griselda. Celui-ci, avec un visage tout dolent, lui dit : « — Madame, si je ne veux mourir, il me faut faire ce que mon seigneur me commande. Il m’a ordonné de prendre votre fille et de… — » Il n’en dit pas davantage. La dame, à ces mots, considérant le visage du familier, et se souvenant des paroles de son mari, comprit qu’il lui avait ordonné de tuer sa fille. Pour quoi, l’ayant vivement ôtée de son berceau, l’ayant baisée et bénie, bien qu’elle ressentît un grand désespoir en son cœur, sans changer de visage, elle la mit dans les bras du familier et lui dit :