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où il voyait une pierre noire, il se jetait dessus, la ramassait et se la mettait sur l’estomac. Ses compagnons marchaient derrière lui, en ramassant tantôt une tantôt une autre. Mais Calandrino ne tarda pas à en avoir plein sa poitrine ; pour quoi, relevant les coins de sa robe qui n’était pas serrée, et en faisant une ample poche en les attachant à sa ceinture, il l’emplit ; puis, en ayant fait autant avec son manteau, il le remplit également de pierres. Sur quoi, Buffamalcco et Bruno voyant que Calandrino avait sa charge et que l’heure de manger s’approchait, Bruno dit à Buffamalcco, suivant ce qui était convenue entre eux : « — Où est Calandrino ? — » Buffamalcco qui le voyait près de lui, se tourna deçà, delà, regardant, et répondit : « — Je ne sais ; mais il n’y a qu’un moment il était devant nous. — » Bruno dit : « — Il n’y a qu’un moment ? je crois, moi, qu’il est chez lui en train de déjeuner, et qu’il nous a laissés ici faire cette sottise d’aller cherchant les pierres noires par le Mugnon. — » « — Eh ! comme il a bien fait, — dit alors Buffamalcco — de s’être moqué de nous et de nous avoir laissés ici, puisque nous avons été assez sots pour le croire. Vois, quels autres que nous auraient été assez sots, pour croire qu’une pierre d’une telle vertu se doive trouver dans le Mugnon ? — «

« Calandrino, entendant ce dialogue, s’imagina que la fameuse pierre lui était tombée entre les mains, et que grâce à sa vertu, bien qu’il fût à côté d’eux, ses compagnons ne le voyaient pas. Joyeux outre mesure d’une si heureuse chance, il résolut de retourner chez lui sans rien leur dire, et étant revenu sur ses pas, il se mit en route. Ce voyant, Buffamalcco dit à Bruno : « — Et nous, qu’allons-nous faire ? nous en allons-nous ? — » À quoi Bruno répondit : « — Allons-nous en ; mais je jure Dieu que Calandrino ne nous en fera plus une seule ; et si j’étais près de lui, comme j’ai été toute la matinée, je lui donnerais un tel coup de pierre dans les jambes, qu’il se souviendrait pendant un mois au moins de cette farce qu’il nous a faite. — » Dire ainsi, prendre une pierre et la jeter dans les jambes de Calandrino, fut tout un. Calandrino ayant senti le coup, leva le pied et se mit à souffler, mais il continua à se taire et poursuivit son chemin. Buffamalcco ayant pris en main un des cailloux qu’il avait ramassés, dit à Bruno : « — Tiens, vois ce beau caillou ; que ne va-t-il donner au beau milieu des reins de Calandrino ! — » Et le lançant, il lui en donna un grand coup dans les reins. Bref, de cette façon, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, ils le poursuivirent à coups de pierres jusqu’à la porte San Gallo. Là, après avoir jeté les pierres qu’ils avaient récoltées, ils s’arrêtèrent un instant auprès des gardiens de la gabelle