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qu’elle ferait croire à Nicostrate que ce n’était pas vrai. Sur quoi Pirrus attendit ce que ferait la gente dame.

« À quelques jours de là, Nicostrate ayant donné à quelques gentilshommes un grand dîner, comme il avait coutume de le faire assez souvent, et les tables étant déjà levées, la dame, vêtue d’un voile vert et fort parée, sortit de sa chambre et s’en vint en la salle où étaient les convives. Là, voyant Pirrus et les autres, elle alla droit au perchoir sur lequel se tenait l’épervier que Nicostrate aimait tant, le délia, comme si elle voulait le prendre sur sa main, et le saisissant par ses attaches, elle le lança contre la muraille et le tua. Comme Nicostrate lui criait : « — Eh ! femme, qu’as-tu fait ? — » elle ne lui répondit rien, mais s’étant retournée vers les gentilshommes qui avaient dîné avec lui, elle dit : « — Seigneurs, j’aurais peine à me venger d’un roi qui m’aurait fait outrage si je n’osais pas me venger d’un épervier. Il faut que vous sachiez que cet oiseau m’a enlevé tout le temps que les hommes doivent consacrer longuement aux plaisirs des dames ; pour ce que, dès qu’apparaît l’aurore, Nicostrate se lève, monte à cheval, et, son épervier en main, s’en va à travers les plaines pour le voir voler ; et moi, telle que vous me voyez, je reste au lit seule et mal satisfaite. Pour quoi, j’ai voulu faire ce que je viens de faire maintenant ; et aucun autre motif ne m’en a empêchée, sinon que j’attendais de le pouvoir faire en présence d’hommes qui fussent justes juges de mes griefs, comme je crois que vous le serez. — » Les gentilshommes qui l’écoutaient, croyant que son affection pour Nicostrate était conforme à ce que dénotaient ses paroles, se tournèrent tous en riant vers Nicostrate qui était tout courroucé, et se mirent à dire : « — Eh ! comme la dame a bien fait de venger son injure par la mort de l’épervier ! — » Et par divers propos sur cette matière, la dame étant déjà retournée dans sa chambre, ils changèrent en rire le courroux de Nicostrate. Pirrus, ce voyant, dit en lui-même : « — La dame a donné un excellent commencement à mes heureuses amours ; fasse Dieu qu’elle continue. — »

« La dame ayant donc tué l’épervier, elle se trouva peu de jours après dans sa chambre avec Nicostrate : tout en lui faisant des caresses, elle se mit à plaisanter, et comme il lui tirait les cheveux par manière d’amusement, elle saisit cette occasion de faire la deuxième des choses que lui avait demandées Pirus ; l’ayant saisi vivement par une petite touffe de la barbe et se mettant à rire, elle tira si fortement qu’elle la lui arracha toute du menton. De quoi Nicostrate se plaignant, elle dit : « — Qu’as-tu donc, que tu me fais une pareille mine ? Est-ce parce que je t’ai arraché peut-être six poils de la barbe ? Tu n’as pas éprouvé ce que j’ai senti moi, quand