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son compère ; sur quoi, ayant fait la connaissance du mari, il lui fit part le plus adroitement qu’il put, de son désir, et il fut fait selon qu’il le voulait ; Renauld étant donc devenu le compère de madame Agnès, et ayant par là un prétexte de pouvoir lui parler plus sûrement, lui fit connaître son intention, qu’elle avait du reste déjà devinée aux regards qu’il lui décochait. Mais cela l’avança peu, bien qu’il ne déplût point à la dame de l’avoir entendu. Il advint peu de temps après que Renauld, pour une raison ou pour une autre, se fit moine, et quelque goût qu’il trouvât à la pâture, il y persévéra. Et bien que, au moment où il se fit moine, il eût quelque peu mis de côté l’amour qu’il portait à sa commère ainsi que certains autres vains désirs, cependant, avec le temps, sans abandonner pour cela l’habit de religieux, il y revint, et recommença à prendre plaisir à se montrer, à se vêtir de beaux et bons habits, à être en toutes choses élégant et paré, à composer des canzoni, des sonnets et des ballades et à les chanter, et tout plein d’autres choses semblables.

« Mais que dis-je de notre frère Renauld, dont nous parlons ? Quels sont les moines qui n’en font pas autant ! Ah ! honte du monde mauvais ! Ils n’ont point vergogne de se montrer gros et gras, colorés de visage, efféminés dans leurs vêtements et dans tous leurs actes ; ils marchent la poitrine bombée, la crête levée, non comme des colombes, mais comme des coqs triomphants. Et, ce qui est pis — sans parler de leurs cellules, remplies de petites fioles de pommades et d’onguents, de pots de confitures variées, de flacons d’eaux de senteurs, d’huiles parfumées, de bouteilles de malvoisie et d’autres vins grecs très rares et très estimés, tellement qu’on se croirait non dans des cellules de moines, mais dans des boutiques de pharmaciens ou de parfumeurs — ce qui est pis, c’est qu’ils ne rougissent pas qu’on sache qu’ils sont goutteux ; ils s’imaginent qu’on ne sait pas que les jeûnes, une nourriture peu abondante et simple, une vie sobre font devenir les hommes maigres, dégagés et plus sains, et que si parfois cette façon de vivre les rend malades, il ne sont pas du moins malades de la goutte, à laquelle on a coutume de donner pour remède la chasteté et choses semblables qui conviennent au genre de vie d’un modeste moine. Ils s’imaginent aussi qu’on ne sait pas qu’en dehors d’une existence sobre, les longues veilles, les prières et les disciplines rendent les hommes pâles et sérieux, et que ni saint Dominique, ni saint François n’avaient quatre robes pour une, et qu’ils se vêtissaient non d’habits de draps richement teints ou d’autres vêtements somptueux, mais d’habits fait de grosse laine de couleur naturelle, pour se défendre du froid et non pour faire