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rer de serges de France et fermer de rideaux, ceux à qui cela plut, purent aller dormir avec la permission du roi ; ceux qui ne voulurent pas dormir purent se livrer selon leur fantaisie aux autres passe-temps d’usage. Mais quand eut sonné l’heure où tous devaient être debout, et où l’on devait se réunir pour conter des nouvelles, le roi ayant fait étendre des tapis sur l’herbe, non loin de l’endroit où l’on avait mangé, ils s’assirent près du lac et le roi ordonna à Emilia de commencer. Celle-ci se mit à dire en souriant d’un air joyeux :



NOUVELLE I


Gianni Lotteringhi entend frapper la nuit à sa porte et réveille sa femme. Celle-ci lui fait croire que c’est un fantôme. Tous deux vont le conjurer avec une prière, et le bruit cesse.


« — Mon seigneur, il m’aurait été très agréable, si pourtant cela vous avait plu, qu’une autre eût entamé une aussi belle matière que celle sur laquelle nous devons parler ; mais puisqu’il vous agrée que je rassure en cela toutes nos compagnes je le ferai volontiers. Je m’ingénierai donc, très chères dames, à vous dire chose qui puisse vous être utile dans l’avenir, pour ce que si les autres sont aussi peureuses que moi, surtout quand il s’agit de fantômes que nous craignons toutes également — quoique, Dieu le sait, j’ignore ce que c’est et que je n’aie jamais trouvé personne qui le sût — vous pouvez, en retenant bien ma nouvelle, apprendre une sainte et bonne oraison très efficace pour chasser les fantômes quand ils viendront vers vous.

« Il y eut autrefois à Florence, dans la rue San Brancazio, un cardeur de laine nommé Gianni Lotteringhi, homme plus heureux en son art que sage dans les autres choses, car bien qu’il fût simple d’esprit, il avait été à plusieurs reprises fait chef des chantres de Santa Maria Novella, ce qui l’obligeait à recevoir chez lui leurs assemblées et à d’autres charges de ce genre, dont il était très fier. Et cela lui arrivait parce qu’étant à son aise, il donnait de bons repas à ses confrères. Ceux-ci qui en tiraient souvent qui des chausses, qui une cape, qui un scapulaire, lui apprenaient de bonnes oraisons, et lui donnaient le Pater-Noster en langue vulgaire, la complainte de saint Alexis, les lamentations de saint Bernard, l’hymne de madame Mathilde, et les autres balivernes qu’il tenait pour très précieuses et qu’il conservait avec grand soin pour le salut de son âme.