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lontiers  ; je ferai de telle sorte que tu la verras encore tant que tu pourras en être ennuyé. — » Et l’ayant quitté, il ordonna à ceux qui avaient été préposés à l’exécution du supplice, qu’à moins d’un nouvel ordre du roi, ils ne fissent rien au delà de ce qui avait été déjà fait, et sans retard il alla trouver le roi.

« Bien qu’il le vît fort courroucé, il ne résolut pas moins de lui dire son avis, et il lui dit : « — Sire, en quoi t’ont offensé les deux jeunes gens que tu as ordonné de faire brûler là-bas sur la place ? — » Le roi le lui ayant dit, Ruggieri poursuivit : « — La faute qu’ils ont commise mérite bien ce supplice, mais il ne peut venir de toi. Et comme les fautes méritent un châtiment, ainsi les services doivent être récompensés, sans parler de la grâce et de la miséricorde. Connais-tu ceux que tu veux faire brûler ? — » Le roi répondit que non. Ruggieri dit alors : « — Eh ! bien, je veux que tu les connaisses, afin que tu voies combien peu raisonnablement tu te laisses emporter par les élans de ta colère. Le jeune homme est fils de Landolfo de Procida, frère de messer Gian de Procida, auquel tu dois d’être roi et seigneur de cette île. La jeune fille est la fille de Marino Bolgaro, dont l’influence est seule cause que ta seigneurie n’ait pas été chassée d’Ischia. Ce sont en outre deux jeunes gens qui s’aiment depuis longtemps, et c’est poussés par l’amour, et non point pour te faire une injure, qu’ils ont commis cette faute, si l’on doit appeler faute ce que l’amour fait faire aux jeunes gens. Pourquoi donc les veux-tu faire mourir, alors que tu devrais les honorer en les comblant de plaisirs et de bienfaits ? — » Le roi entendant cela, et persuadé que Ruggieri lui disait vrai, non seulement ne persista point dans sa résolution première, mais se repentit de ce qu’il avait fait. Pour quoi, il envoya sur-le-champ l’ordre de détacher les jeunes gens du pal et de les amener devant lui ; ce qui fut fait. Et s’étant pleinement assuré de leur condition, il pensa qu’il devait réparer par des dons et des honneurs l’injure qu’il leur avait faite. Les ayant donc fait richement vêtir, et voyant qu’ils y consentaient tous deux, il fit épouser la jeune fille par Gianni, et leur ayant fait de magnifiques présents, il les renvoya satisfaits chez eux où ils furent reçus avec une grandissime fête, et où ils vécurent depuis tous les deux longuement, dans les plaisirs et dans la joie. — »