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avec les autres, pleura longuement, et résolut en elle-même de ne plus vivre ; mais n’ayant pas le courage de se tuer elle-même violemment, elle pensa à donner une nouvelle nécessité à sa mort. Étant sortie secrètement, une nuit, de la maison de son père, et s’étant rendue sur le port, elle trouva d’aventure une petite barque de pêcheurs quelque peu écartée des autres navires et qui, ses patrons en étant pour le moment descendus, était munie de son mat, de voiles et de rames. Y étant promptement montée, et ayant gagné le large, experte qu’elle était dans l’art de la navigation, comme le sont généralement toutes les femmes de l’île, elle hissa la voile, jeta les rames, quitta le timon, et s’abandonna au vent, pensant qu’il arriverait nécessairement ou que le vent ferait chavirer la barque qui n’avait ni lest ni pilote, ou que quelque écueil la briserait, par suite de quoi, quand bien même elle le voudrait, elle ne pourrait s’échapper et devrait se noyer infailliblement. Puis s’étant enveloppé la tête dans un manteau, elle se coucha dans le fond de la barque et se mit à pleurer.

« Mais il en arriva tout autrement qu’elle avait pensé, pour ce que le vent qui soufflait venant de tramontane et étant très léger, et la mer étant fort peu houleuse, la barque sur laquelle la jeune fille était montée fut poussée par le vent, le lendemain, à l’heure de vesprée, à cent milles au-dessus de Tunis, sur une plage voisine d’une ville appelée Suse. La jeune fille ne s’apercevait pas si elle était encore en mer ou sur terre, car elle avait résolu, quelque accident qu’il arrivât, de ne pas lever la tête, et de fait elle ne l’avait pas levée. Il y avait, d’aventure, sur le rivage, quand la barque alla y heurter, une pauvre bonne femme de marin, occupée à retirer du soleil les filets de ses pêcheurs, et qui, voyant la barque, s’étonna qu’on l’eût laissée aller heurter le rivage toute voile déployée. Pensant que les pêcheurs qui la montaient s’y étaient endormis, elle se dirigea vers elle et n’y vit que cette jeune fille qui dormait profondément, et l’ayant appelée à plusieurs reprises, elle finit par la réveiller ; l’ayant reconnue à ses vêtements pour une chrétienne, elle lui demanda en latin comment il se faisait qu’elle fût arrivée en cet endroit seule dans cette barque. La jeune fille, entendant parler latin, pensa qu’un vent nouvellement survenu l’avait peut-être ramenée à Lipari, et s’étant levée soudain, elle regarda autour d’elle ; mais ne reconnaissant pas le pays et se voyant à terre, elle demanda à la bonne femme où elle était. À quoi la bonne femme répondit ; « — Ma fille, tu es près de Suse, en Barbarie. — » En entendant cela, la jeune fille désolée que Dieu n’eût pas voulu l’envoyer à la mort, craignant qu’il ne lui arrivât quelque honte, et ne sachant que faire, elle s’assit au pied de la