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l’occasion, je ne voulus plus recevoir ses lettres ni ses messages. Comme je crois, s’il avait persévéré davantage, — mais, à ce que je présume, il partit désespéré — en le voyant se consumer comme fait la neige au soleil, ma dure résolution se serait ployée, pour ce que je n’avais pas de plus grand désir au monde. »

« Le pèlerin dit alors : « — Madame, c’est ce péché-là qui seul vous tourmente aujourd’hui. Je sais pertinemment que Tedaldo ne vous contraignit aucunement ; quand vous vous énamourâtes de lui, vous le fîtes de votre propre volonté, car il vous plaisait ; et, comme vous le voulûtes vous-mêmes, il vint à vous, et usa de votre amitié dans laquelle, et par paroles et par des faits, vous montrâtes éprouver tant de plaisir que, s’il vous avait aimé tout d’abord, vous fîtes bien redoubler mille fois son amour. S’il en fut ainsi — et je sais que cela fut — quel motif vous pouvait pousser à vous montrer si sévère ? Il fallait penser à cela tout d’abord, et si vous pensiez devoir vous en repentir, comme ayant mal fait, ne pas le faire. De même qu’il était devenu vôtre, ainsi vous étiez devenue sienne. Vous pouviez faire, selon votre bon plaisir, qu’il ne fût pas vôtre, comme étant à vous ; mais vouloir vous ôter à lui, vous qui étiez sienne, cela était un vol et une chose inconvenante, alors que sa volonté n’y était pas. Or, vous devez savoir que je suis moine, et pour ce que je connais toutes les habitudes des moines ; et si j’en parle quelque peu librement pour votre utilité, cela ne m’est pas défendu, comme cela le serait à un autre ; et il me plaît de vous en parler, afin que dorénavant vous les connaissiez mieux, ce que vous ne semblez pas jusqu’ici avoir fait. Il y eut autrefois de très dignes moines qui furent des hommes de valeur, mais ceux qui aujourd’hui s’appellent moines et veulent être tenus tels, n’ont pas autre chose des moines que la chape, laquelle n’est même pas d’un moine, pour ce que, tandis que les fondateurs des moines ordonnèrent de les faire étroites, misérables et de grosse bure, afin de témoigner que leur esprit tenait les choses temporelles en un tel mépris qu’ils enveloppaient le corps d’un habit vil, ceux d’aujourd’hui les font larges, et doubles, et brillantes et de drap très fin, et en ont changé la forme sur un modèle gracieux et pontifical ; afin qu’en se prélassant avec elles dans les églises et sur les places publiques, ainsi que les séculiers font avec leurs habits, ils ne puissent en avoir honte ; et de même que le pécheur avec son filet attrape dans les rivières beaucoup de poisson d’un coup, ainsi ceux-ci s’entourant dans les plis très amples de leur chape, s’efforcent d’attraper dessous nombre de dévots, de veuves, et d’autres sots, hommes et femmes, et