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enfants, comme si elle eût eu quelque espérance de les retrouver. S’apercevant de l’inutilité de ses plaintes, et l’horreur de l’obscurité qui commençait à se répandre sur l’horizon la forçant de songer à elle-même, elle prit le parti de se retirer dans la petite caverne où elle avait accoutumé d’aller gémir sur son infortune. Elle y passa la nuit dans des agitations d’autant plus douloureuses, qu’une frayeur continuelle s’était jointe à son affliction. Le jour venu, n’ayant pris aucune nourriture depuis plus de vingt-quatre heures, elle se sentit si fort pressée de la faim, qu’elle se détermina à manger de l’herbe, plutôt que de se laisser mourir. Après s’être sustentée comme elle put, elle se mit à pleurer de nouveau, songeant au cruel avenir qui la menaçait. Tandis qu’elle était livrée à ces tristes réflexions, elle voit une chèvre entrer dans une caverne voisine de la sienne, et en sortir quelques instants après pour retourner dans le bois. La vue de cette bête attire sa curiosité. Elle se lève et va dans l’endroit d’où la chèvre venait de sortir ; elle y trouva deux petits chevreaux, nés le jour même. Comme elle n’avait pas perdu son lait depuis qu’elle était relevée de couches, et qu’elle en était même incommodée, elle ne fit aucune difficulté de les prendre l’un après l’autre dans ses bras et de leur présenter sa mamelle. Ces animaux, loin de se refuser à ses caresses, la tettèrent comme si c’eût été leur propre mère, et dès ce moment ne mirent aucune différence entre l’une et l’autre.

Ces deux petits nourrissons furent pour cette dame infortunée une espèce de compagnie et un soulagement à ses malheurs. Elle ne les quittait que pour aller paître l’herbe, comme leur mère, et se désaltérer au bord d’un ruisseau. Privée de tout secours humain et de l’espoir de sortir d’un lieu si désert, elle se résolut d’y vivre et d’y mourir, pleurant néanmoins à chaudes larmes toutes les fois que le souvenir de son mari, de ses enfants et de son ancien état se retraçait à son esprit. Sa manière de vivre et le séjour qu’elle fît dans un lieu si sauvage la rendirent sauvage elle-même. Le moyen de ne pas le devenir, quand on n’a de société qu’avec des animaux farouches !

Madame Britolle avait déjà passé plusieurs mois dans cette île, lorsque le hasard attira dans le petit port où elle avait débarqué un vaisseau de Pise, qui y jeta l’ancre et y demeura plusieurs jours. Sur ce navire était un gentilhomme nommé Conrad, marquis de Malespini, qui avait avec lui son épouse, femme d’une vertu et d’une dévotion exemplaires : ces époux venaient de visiter tous les lieux saints du royaume de la Pouille, et s’en retournaient chez eux. Un jour, pour se dissiper, accompagnés de quelques domestiques, et suivis de leurs chiens, ils allèrent se promener dans l’île, non loin de la grotte que madame Britolle avait choisie pour sa demeure ordinaire. Les chiens ayant aperçu les deux chevreaux, devenus assez forts pour aller paître seuls dans le bois, coururent aussitôt après eux. Ceux-ci prirent la fuite, et se réfugièrent incontinent dans la caverne de l’infortunée Britolle, où ils furent poursuivis par les