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comme il faut aimer pour être heureux ; je ressemble à celui qui sur mer se contente d’une navigation unie et ne se lance pas à travers les aventures. Toute fatigue a sa peine : je sens tout ce qu’il y a de délicieux dans le repos. Bien que mes tourments aient cessé, je n’ai cependant pas perdu la mémoire du bienfait que j’ai reçu de ceux qui, par l’affection qu’ils me portaient, souffraient de mes douleurs. Non, jamais ce souvenir ne s’effacera : la tombe seule l’éteindra. Et comme la reconnaissance est, à mon sens, la plus louable de toutes les vertus, et l’ingratitude le plus odieux de tous les vices, pour ne pas paraître ingrat, j’ai résolu, à présent que j’ai recouvré ma liberté, de donner quelques consolations, sinon à ceux qui m’en ont donné et qui n’en ont peut-être pas besoin, du moins à ceux à qui elles peuvent être nécessaires.

Plus on est malheureux, plus on souffre, mieux les consolations sont reçues : aussi dois-je adresser les miennes, encore bien qu’elles soient fort peu de chose, aux dames plutôt qu’aux hommes. La délicatesse, la pudeur, leur font souvent cacher la flamme amoureuse qui les brûle ; c’est un feu d’autant plus violent qu’il est enseveli : ceux-là seuls le savent qui l’ont éprouvé. D’ailleurs, sans cesse contraintes de renfermer en elles-mêmes leurs volontés et leurs désirs, esclaves des pères, des mères, des frères, des maris, qui la plupart du temps les retiennent prisonnières dans l’étroite enceinte de leur chambre, où elles demeurent oisives, elles sont livrées aux caprices de leur imagination, qui travaille ; mille pensées diverses les assiégent à la même heure, et il n’est pas possible que ces pensées soient toujours gaies. Vienne à s’allumer dans leur cœur l’amoureuse ardeur, arrive aussitôt la mélancolie, qui s’empare d’elles et que chasse seul un joyeux entretien.

On doit en outre demeurer d’accord qu’elles ont beaucoup moins de force que les hommes pour supporter les chagrins de l’amour. La condition des amants est d’ailleurs beaucoup moins misérable : c’est chose facile à voir. Ont-ils quelque grave sujet de tristesse, ils peuvent se plaindre, et c’est déjà un grand soulagement ; ils peuvent, si bon leur semble, se promener, courir les spectacles, prendre cent exercices divers ; aller à la chasse, à la pêche, courir à pied, à cheval, faire le commerce. Ce sont autant de moyens de distraction qui peuvent guérir en tout ou en partie du moins, pour un temps plus ou moins long, le mal que l’on souffre ; puis, de manière ou d’autre, les consolations arrivent et la douleur s’en va.