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Pendant leur conversation, la fille avait sera le souper. Renaud eut ordre de se mettre à table ; il obéit sans peine et mangea, comme on peut penser, de fort bon appétit. La dame avait les yeux toujours fixés sur lui. Plus elle le regardait et plus elle le trouvait aimable. Soit que l’attente du marquis eût déjà mis ses esprits en mouvement, soit qu’elle fût charmée de la bonne mine, de la jeunesse et des manières agréables de Renaud, elle conçut de la passion pour lui. « Quand je profiterais de l’occasion, disait-elle intérieurement, je ne ferais que me venger du marquis qui s’est moqué de moi. » À peine fut-on sorti de table, qu’elle prit la servante en particulier pour la pressentir sur ce qu’elle était tentée de faire. Celle-ci, qui connaissait les besoins de sa maîtresse, et qui lisait parfaitement dans son intention, lui conseilla de se satisfaire, et fit de son mieux pour lever tous ses scrupules.

La dame alla donc se remettre auprès du feu où elle avait laissé Renaud, qui, comprenant très-bien ce dont il était question, se félicitait intérieurement de n’avoir pas manqué de dire ce jour-là son oraison. Elle se plaça presque vis-à-vis de lui, et après lui avoir lancé plusieurs regards amoureux : « D’où vient donc que vous êtes si pensif ? Est-ce que la perte de votre cheval et de vos habits vous afflige ? Consolez-vous, vous êtes en bonne maison, et regardez-moi comme votre amie. Au reste, ajouta-t-elle, savez-vous que sous cet habillement, qui vous va à ravir, il me semble voir feu mon mari, à qui il a appartenu ? Savez-vous encore que, d’après cette idée, j’ai été vingt fois tentée de vous embrasser et de vous faire mille baisers ? Je vous avoue même que je me serais satisfaite, si je n’avais été retenue par la crainte de vous déplaire. »

À ce discours, accompagné d’un ton qui décelait la passion la plus vive, Renaud, qui n’était rien moins que novice, s’approche de la belle et lui dit en levant les bras au ciel : « Que je serais ingrat, madame, moi qui vous dois la vie, si j’étais capable de trouver mauvais quelque chose qui vous fît plaisir ! Satisfaites donc votre envie, embrassez-moi, faites-moi des baisers tant que vous voudrez ; je vous assure que je m’estimerai très-heureux de vos caresses, et que j’y répondrai de toute mon âme. » Il n’eut pas besoin d’en dire davantage. Entraînée par la passion qui la dominait, la dame se jette aussitôt à son col, et lui donne mille tendres baisers que Renaud lui rend avec usure. Après avoir ainsi demeuré quelque temps attachés l’un à l’autre, ils passent dans la chambre à coucher et se mettent dans le lit. Je vous laisse à penser les plaisirs qu’ils goûtèrent : je vous dirai seulement que l’oraison en l’honneur de saint Julien produisit des merveilles.

Le jour commençait à poindre, lorsque la dame se mit en devoir de congédier le marchand ; et pour que personne ne se doutât de l’aventure, elle se contenta de lui donner des habits vieux et déchirés, qu’elle accompagna, en dédommagement, d’une bourse bien garnie. Après lui avoir recommandé le secret sur ce qui s’était passé, et lui avoir indiqué le chemin qu’il devait prendre pour rentrer dans la forteresse, où il ne manquerait pas de trouver son domestique, elle le fit sortir par la petite porte qui donnait en dehors de la forteresse.

Quand il fut plein jour et que les portes furent ouvertes, Renaud, feignant de venir de plus loin, entra dans Château-Guillaume, et ayant trouvé l’auberge où était logé son domestique, il prit d’autres habits qu’il avait dans sa malle. Il était sur le point de partir, monté sur le cheval de son valet, lorsqu’il apprit que les trois brigands qui l’avaient volé la veille avaient été arrêtés pour quelque autre crime, et qu’on les conduisait dans les prisons de la forteresse. Il alla trouver le juge. Les voleurs ayant tout avoué, on lui rendit son cheval, ses habits et son argent ; de sorte qu’il ne perdit, à ce que dit l’histoire, qu’une paire de jarretières, que les voleurs avaient égarée. Après cela, Renaud, rendant grâces à Dieu et à