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Le marquis, qui avait étendu avec une vigilance vraiment paternelle, ses soins sur l’éducation de ses enfants, et qui les avait confiés à une de ses parentes, que le mariage avait fait entrer dans la maison des comtes de Pagano, les fit venir tous deux. La fille atteignait sa treizième année : jamais on n’avait vu une beauté si parfaite. Le fils n’était encore âgé que de six ans. Le gentilhomme, qui conduisait cette petite famille, était chargé de dire qu’il amenait la jeune fille pour la marier au marquis, et on lui avait recommandé le silence le plus profond sur le secret de sa naissance. Il fit tout ce dont on l’avait prié. Il arriva à l’heure du dîner avec une nombreuse compagnie. Il trouva les avenues remplies des paysans du marquisat et des environs qui s’empressaient pour voir la nouvelle mariée. Les dames reçurent celle-ci ; Griselidis elle-même vint dans la salle où les tables étaient mises, sans avoir changé d’habits, pour la saluer, et elle lui dit : « Soyez la bienvenue. » Les dames, qui avaient longtemps prié le marquis, mais en vain, que cette infortunée ne parût pas, ou qu’elle parût dans un habit plus décent, s’étant mises à table, on servit. Les regards de tous les convives étaient tournés sur la jeune fille, et chacun était obligé de convenir qu’il n’avait pas perdu au change. Griselidis surtout l’admirait, et partageait son attention entre elle et son frère.

Le marquis, qui crut enfin avoir éprouvé assez la patience de sa femme, voyant que la nouveauté des objets ne pouvait lui faire changer de contenance, sachant d’ailleurs que cette espèce d’insensibilité ne venait pas d’un défaut de bon sens, pensa qu’il était temps de la tirer de la peine où elle était sans doute, quoiqu’elle affectât beaucoup de tranquillité. C’est pourquoi, l’ayant fait venir en présence de toute la compagnie : « Que te semble, lui dit-il, de la nouvelle épousée ? — Monseigneur, je ne puis en penser que beaucoup de bien ; si elle a, comme je n’en doute pas, autant de sagesse que de beauté, vous vivrez avec elle le plus heureux du monde. Mais, je vous demande une grâce, c’est de ne lui point faire essuyer les reproches piquants que vous avez prodigués à votre première ; je doute qu’elle pût les soutenir aussi bien, attendu qu’elle a été élevée délicatement, tandis que l’autre avait éprouvé les peines et les travaux dès sa plus tendre enfance. » Le marquis, voyant Griselidis fermement persuadée de son nouveau mariage, la fit asseoir à côté de lui. « Griselidis, lui dit-il, il est temps que tu recueilles le fruit de ta longue patience, et que ceux qui m’ont regardé comme un homme méchant, brutal et cruel, sachent que tout ce que j’ai fait n’était qu’une feinte préméditée, pour leur apprendre à choisir une épouse et à toi à l’être, afin de me procurer un repos solide, tant que j’aurai à vivre avec toi. C’était surtout le trouble du ménage que je craignais en me mariant. J’ai fait la première épreuve de ta douceur par des invectives, des paroles injurieuses et piquantes ; tu n’y as répondu que par la patience ; tu n’as jamais contredit mes discours, ni censuré mes actions ; voilà ce qui m’assure le bonheur