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amour, était intérieurement dévorée du plus cuisant ennui. Elle se disposa cependant à soutenir cette nouvelle injure de la fortune avec la même tranquillité apparente qu’elle avait soutenu les autres.

Peu de temps après, le marquis fit apporter une fausse dispense, comme si on la lui eût envoyée de Rome, et fit entendre à ses sujets que, par cet écrit, le pape lui donnait la permission d’abandonner Griselidis et de prendre une autre femme. Il fit venir l’infortunée qu’il tourmentait, et, en présence de plusieurs personnes : « Femme, lui dit-il, par la permission que notre saint-père le pape m’a donnée, je puis prendre une autre épouse et te laisser là. Parce que mes ancêtres ont été gentilshommes et seigneurs du pays où les tiens n’ont été que simples laboureurs, tu ne peux plus être ma moitié ; trop de disproportion est entre nous. Je veux que tu retournes dans la maison de ton père, avec ce que tu m’apportas en mariage. J’ai trouvé celle qui doit te remplacer et qui me convient mieux que toi à tous égards. » À cette terrible sentence, Griselidis s’efforça de retenir ses larmes, chose assez extraordinaire dans une femme, et répondit ainsi : « Monseigneur, j’ai toujours très-bien senti l’immense disproportion de la noblesse de votre état à la bassesse du mien. Ce que j’ai été à votre égard, je l’ai toujours regardé comme une faveur spéciale de la Providence et de vos bontés, et non comme une chose dont je fusse digne. Puisqu’il vous plaît maintenant de reprendre ce que vous m’avez donné, je dois vous le rendre avec soumission et avec la reconnaissance de m’en avoir jugé digne au moins pour quelque temps. Voici l’anneau avec lequel je fus mariée : prenez-le. Quant à ma dot, je n’aurai pas besoin de bourse ou de bête de somme pour la remporter : je n’ai point oublié que vous m’avez prise nue, et s’il vous semble honnête que ce corps qui a porté deux de vos enfants soit exposé à tous les regards, je m’en retournerai nue. Mais, si vous daignez accorder quelque prix à ma virginité qui fut ma seule dot, souffrez que je sois du moins couverte d’une chemise. » Le marquis était attendri ; mais voulant remplir son dessein : « Eh bien, soit, remporte une chemise, » lui répondit-il d’un visage courroucé. Tous les spectateurs de cette scène le suppliaient de lui donner au moins une robe, afin qu’on ne vît pas dans un état si misérable la même personne qui avait joui, pendant treize ans, du titre de son épouse ; mais leurs prières furent inutiles.

Cette infortunée, après avoir fait ses adieux, sortit du château, avec une simple chemise, sans coiffure, sans chaussure, et se rendit ainsi à la chaumière de son père. Tous ceux qui la virent passer dans cet état humiliant l’honorèrent de leur compassion et de leurs larmes. Le malheureux père, qui jamais n’avait pu s’imaginer que sa fille devînt la femme du marquis, avait toujours craint ce qu’il voyait arriver, et avait conservé les habits qu’elle portait lorsqu’elle était simple bergère. Il les lui donna ; elle s’en revêtit ; elle se livra, selon son ancienne