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sa femme. Il envoya sa fille, par ce même homme, à Bologne, à une de ses parentes, la priant de l’élever avec grand soin, sans dire à qui elle appartenait.

Griselidis devint grosse une seconde fois, et accoucha d’un fils, ce qui combla de joie le marquis. Mais les épreuves qu’il avait faites ne lui suffisant pas encore pour le tranquilliser, il employa, comme auparavant, les reproches et les invectives, et il eut soin de les assaisonner de plus d’aigreur et de violence. Le visage enflammé d’un feint courroux : « Depuis que tu es accouchée de ce fils, dit-il un jour à sa femme, il ne m’est pas possible de bien vivre avec mes sujets. Ils sont humiliés que le petit-fils d’un paysan doive être un jour mon successeur et leur maître. Si je ne veux qu’ils portent leur indignation plus loin, et qu’ils ne me chassent de l’héritage de mes pères, il faut que je fasse de ton fils ce que j’ai fait de ta fille, et qu’enfin je brise les liens de notre mariage, pour prendre une femme plus digne du rang où je t’ai élevée. » La princesse l’écouta avec une patience admirable, et ne se permit que cette réponse : « Monseigneur, contentez-vous, faites ce que bon vous semblera, et n’ayez aucun égard à ma situation. Bien au monde ne m’est cher que ce qui peut vous l’être. »

Bientôt après, le marquis envoya prendre son fils comme il avait fait de sa fille, et, feignant de l’avoir fait tuer, il l’envoya à Bologne, dans la même maison qu’habitait sa sœur. Griselidis, quoique très-sensible, opposa autant de fermeté à cette épreuve qu’à la première. Le prince, au comble de l’étonnement, était persuadé qu’il n’y avait aucune autre femme capable de tant de courage, et il eût pris ce courage pour de l’indifférence, s’il n’eût connu d’ailleurs l’amour de cette mère pour ses enfants. Ses sujets, qui n’imaginaient pas que la mort de ces petites créatures fût un jeu, donnaient toute leur haine au marquis et toute leur pitié à la marquise. Cette infortunée dévorait ses chagrins sans se plaindre, et, quoiqu’elle se trouvât continuellement avec des femmes qui blâmaient hautement la conduite de son mari, il ne lui échappa jamais le moindre reproche. Cependant ce prince bizarre n’était pas encore content. Il crut devoir mettre la patience de sa femme à la dernière épreuve. Il dit à plusieurs de ses parents qu’il ne pouvait plus souffrir Griselidis, et qu’il sentait bien qu’il avait fait une démarche de jeune homme étourdi, en l’épousant, et qu’il allait tout tenter auprès du pape pour obtenir la cassation de son mariage, et la permission d’en contracter un autre. Quelques honnêtes gens eurent beau lui remontrer l’injustice de son procédé, il ne leur répondit autre chose, sinon qu’il était résolu d’exécuter son projet.

La marquise, instruite du malheur qui la menaçait, imaginant qu’elle serait obligée de retourner dans la maison de son père, et d’y reprendre les occupations rustiques de sa jeunesse, qu’une autre posséderait celui qui avait tout son