Page:Boccace - Contes de Boccace, trad De Castres, 1869.djvu/619

Cette page n’a pas encore été corrigée

moindres désirs, qu’il était le plus content et le plus heureux des hommes. Elle avait su se concilier si bien l’affection des sujets du marquis, qu’il n’y en avait pas un qui ne l’aimât comme lui-même, qui ne l’honorât, et qui ne priât Dieu pour son bonheur et sa prospérité. Tous convenaient que, si les apparences avaient déposé contre la sagesse du marquis, l’événement prouvait qu’il avait agi en homme habile et prudent, et qu’il lui avait fallu la plus grande sagacité pour découvrir ainsi le mérite caché sous des haillons et des habits villageois. Le bruit de ses vertus se répandit en peu de temps, non-seulement dans ses terres, mais bien loin au delà, et son empire était tel, qu’elle avait effacé les fâcheuses impressions que les fautes de son mari avaient faites sur les esprits.

Au bout de quelque temps, elle devint enceinte, et accoucha heureusement d’une fille, au terme prescrit par la nature. Le marquis en eut une grande joie ; mais, par une folie qu’on ne conçoit pas, il lui vint en tête de vouloir, par les moyens les plus durs et les plus cruels, éprouver la patience de sa femme. Il employa d’abord les invectives, lui disant que sa basse extraction avait indisposé tous ses sujets contre elle, et que la fille dont elle venait d’accoucher ne contribuait pas peu à lui aliéner les esprits et entretenir les murmures, parce qu’on aurait désiré un héritier. À ces reproches, sans changer de visage ou de contenance : « Monseigneur, lui disait-elle, faites de moi ce que vous croirez que votre honneur et votre repos vous ordonnent. Je ne murmurerai pas, sachant que je vaux beaucoup moins que le moindre de vos sujets, et que je ne méritais en aucune manière la glorieuse destinée à laquelle vous m’avez élevée. » Cette réponse plut au marquis, qui vit que les honneurs que lui et ses sujets avaient rendus à sa femme ne l’avaient point enorgueillie.

Quelque temps s’était écoulé après cette scène. Il avait parlé, sans paraître avoir de dessein particulier, de la haine que ses sujets portaient à sa fille. Après avoir ainsi préparé sa femme, il lui envoya, au bout de quelques jours, un domestique qu’il avait instruit de ce qu’il devait faire. « Madame, dit celui-ci d’un air désolé, si je veux conserver la vie, il faut que j’exécute les ordres de monseigneur. Il m’a commandé de prendre votre fille. » Il dit et se tut. À ce discours, au triste maintien de celui qui le prononce, se rappelant surtout ce que son mari lui avait dit, elle croit qu’il a ordonné la mort de sa fille. Quoique, dans le fond du cœur, elle ressentît les douleurs les plus vives, cependant, sans émotion, sans changer de visage, elle prend sa fille dans son berceau, la baise, la bénit et la remet entre les mains du serviteur. « Fais, lui dit-elle, ce que ton maître et le mien t’a commandé. Je ne te demande qu’une grâce, c’est de ne pas laisser cette innocente victime exposée à la rapacité des animaux carnassiers et des oiseaux de proie. »

Le domestique, chargé du fardeau qu’elle lui avait remis, va rendre compte au marquis du message. Celui-ci admira beaucoup le courage et la constance de