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NOUVELLE X

GRISELIDIS OU LA FEMME ÉPROUVÉE

Un des plus illustres et des plus célèbres descendants de la maison de Saluces fut un nommé Gautier. Sans femme, sans enfants, et n’ayant aucune envie de se marier ni d’avoir des héritiers, il employait son temps à la chasse. Cette façon de penser et de vivre déplaisait fort à ses sujets ; ils le supplièrent si souvent, et si vivement de leur donner un héritier, qu’il résolut de céder à leurs prières. Ils lui promirent de lui choisir une femme digne de lui par sa naissance et ses vertus. « Mes amis, leur dit-il, vous voulez me contraindre de faire une chose que j’avais résolu de ne faire jamais, parce que je sais combien il est difficile de trouver dans une femme toutes les qualités que j’y désirerais, et qui établiraient la convenance entre deux époux. Cette convenance est si rare, qu’on ne la trouve presque jamais. Et combien doit être malheureuse la vie d’un homme obligé de vivre avec une personne dont le caractère n’a aucun rapport avec le sien ! Vous croyez pouvoir juger des filles par les pères et mères, et, d’après ce principe, vous voulez me choisir une femme ; c’est une erreur : car, comment connaîtriez-vous les secrets penchants des pères, et surtout ceux des mères ? Et, quand vous les connaîtriez, ne voit-on pas ordinairement les filles dégénérer ? Mais, puisque enfin vous voulez absolument m’enchaîner sous les lois de l’hymen, je m’y résous ; mais, pour n’avoir à me plaindre que de moi, si j’ai lieu de m’en repentir, je veux moi-même choisir mon épouse, et, quelle qu’elle soit, songez à l’honorer comme votre dame et maîtresse, ou je vous ferai repentir de m’avoir sollicité à me marier, lorsque mon goût m’en éloignait. » Les bonnes gens lui répondirent qu’il pouvait compter sur eux, pourvu qu’il se mariât.

Depuis quelque temps le marquis avait été touché de la conduite et de la beauté d’une jeune fille qui habitait un village voisin de son château. Il imagina qu’elle ferait son affaire, et, sans y réfléchir davantage, il se décida à l’épouser. Il fit venir le père et lui communiqua son dessein. Le marquis fit ensuite assembler son conseil et les sujets voisins de son château. « Mes amis, leur dit-il, il vous a plu, et il vous plaît encore, que je me résolve à prendre femme : je suis tout déterminé à vous donner cette satisfaction ; mais songez à tenir la promesse que vous m’avez faite d’honorer comme votre dame la femme que je prendrais,