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coupe, elle doit boire le reste. » Le domestique fit la commission. Elle ordonna aussitôt, pour montrer à l’étranger que sa venue lui était agréable, qu’on lavât une grande coupe qui était devant elle, et qu’on la portât pleine de vin à ce gentilhomme. Ainsi dit, ainsi fait. Messire Thorel avait mis dans sa bouche l’anneau qu’il avait reçu d’elle, et, en buvant, il le laissa tomber dans la coupe, de manière que personne ne s’en aperçût. Il eut soin de n’y laisser guère de vin, la recouvrit, l’envoya à la dame, qui, pour suivre la coutume, la découvrit et la mit à sa bouche. Elle voit l’anneau ; interdite, elle arrête avec attention ses yeux sur ce bijou, et le reconnaît pour celui qu’elle avait donné à son mari au moment de son départ. Elle s’en saisit ; et, fixant celui qu’elle avait pris pour un étranger, elle jette un cri, renverse la table qui est devant elle, et s’élance comme un trait dans les bras du chevalier, en disant : « Celui-ci est vraiment mon maître, mon mari, mon cher Thorel ! » Et, sans avoir égard à rien, elle l’embrasse étroitement sans vouloir s’en séparer. Son mari fut obligé de le lui ordonner, en lui disant qu’elle avait le temps de lui prodiguer ses caresses. Le trouble était dans la maison, mais la joie y régnait, tant on avait de plaisir à retrouver messire Thorel, après l’avoir cru mort pendant si longtemps. Ayant prié toute la compagnie de ne pas se déranger, il raconta tout ce qui lui était arrivé, depuis son départ jusqu’à ce moment. Il termina son récit par dire au gentilhomme qu’il ne devait pas trouver mauvais de ce qu’il reprenait sa femme, qui ne se remariait que parce qu’elle l’avait cru mort. Celui-ci, quoiqu’un peu piqué de ce contre-temps, répondit qu’il en ferait tout autant à sa place. La dame laissa là les présents de son nouvel époux, et ayant pris la bague qu’elle avait trouvée dans la coupe et la couronne que Saladin lui avait envoyée, elle sortit de la maison et se rendit à celle de messire Thorel avec toute la pompe des noces. Là, les parents, les amis, les citoyens, qui regardaient cette aventure comme un miracle, se consolèrent au milieu des fêtes et des festins.

Messire Thorel, ayant fait part de ses joyaux à celui qui avait fait la dépense des noces, à monsieur l’abbé et à plusieurs autres, et informé Saladin, par plusieurs lettres, de son heureuse arrivée, vécut pendant plusieurs années plus amoureux que jamais de sa femme.

Voilà quelle fut la fin des ennuis de messire Thorel et de sa chère moitié, et la récompense de leur honnêteté et de leur courtoisie. Il y a bien des gens à qui la fortune permettrait d’en faire autant, et qui en ont la bonne volonté ; mais la manière dont ils font leurs présents les fait acheter plus qu’ils ne valent. Ainsi, ils ne doivent pas s’étonner s’ils n’obtiennent pas toujours la récompense qu’ils doivent mériter.