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nom, en lui disant qu’il était Thorel, son neveu. L’abbé, qui le croyait mort, n’en eut que plus d’effroi. Mais enfin, un peu rassuré, et ayant fait auparavant le signe de la croix, il s’approcha du lit. « De quoi avez-vous peur, mon père ? lui dit le chevalier. Je suis en vie, Dieu merci, et j’arrive d’outre-mer. » L’abbé, quoique son neveu fût un peu défiguré par sa longue barbe et son habit à la sarrasine, le reconnut ; et étant absolument rassuré : « Mon fils, lui dit-il, sois le bienvenu ; mais ne sois pas étonné si nous avons eu quelque effroi. Il n’y a personne dans toute la ville qui ne te croie mort, et cette nouvelle paraît tellement sûre, qu’Adaliette, ta femme, vaincue par les menaces de ses parents, se remarie aujourd’hui. Tout est prêt pour la cérémonie et pour la fête. »

Messire Thorel se leva, fit fête à l’abbé et à tous les moines, et les pria tous de ne dire mot de son retour, jusqu’à ce qu’il eût terminé quelques affaires pressantes. Ensuite, après avoir fait mettre en sûreté tous ses bijoux, il conta à son oncle ce qui lui était arrivé. Celui-ci, joyeux de sa bonne fortune, en rendit grâces à Dieu avec lui. Messire Thorel lui demanda quel était le fiancé de sa femme ; l’abbé le lui dit. « Avant que l’on soit instruit de mon retour, dit le chevalier, j’ai bien envie de voir quelle sera la contenance de ma femme à ses noces ; ainsi, quoiqu’il ne soit pas ordinaire que des religieux aillent à de telles fêtes, je vous prie de faire en sorte que nous puissions y aller de compagnie. » L’abbé répondit qu’il le ferait pour l’obliger. Le jour ne fût pas plutôt venu qu’il envoya dire au fiancé de trouver bon qu’il allât à ses noces avec un de ses amis. Celui-ci lui fit répondre qu’il lui ferait honneur et plaisir.

Messire Thorel se rendit avec l’abbé au logis du fiancé avec son habit étranger. Il fut beaucoup regardé par toute la compagnie ; mais personne ne le reconnut. Lorsqu’on demandait à l’abbé qui il était, il répondait à tout le monde que c’était un Sarrasin que le soudan envoyait en qualité d’ambassadeur au roi de France. Ce faux ambassadeur fut placé à souhait, c’est-à-dire vis-à-vis de sa femme. Il remarqua aisément, à l’air de son visage et à sa contenance, qu’elle n’était pas fort contente de ses noces, et il la regardait avec intérêt. Elle lui rendait quelquefois ses regards, non qu’elle eût le moindre soupçon de la vérité, car son nouveau costume le défigurait entièrement, et sa mort, dont on ne doutait pas, ne laissait aucune place à l’espérance. Messire Thorel, jugeant qu’il était temps d’éprouver si elle avait conservé son souvenir, mit à sa main l’anneau qu’elle lui avait donné à son départ, et ayant appelé le valet qui la servait : « Va dire de ma part à la mariée, lui dit-il, que la coutume de mon pays est que, quand un étranger est aux noces d’une nouvelle mariée, celle-ci, pour lui prouver qu’elle est bien aise qu’il y soit venu, lui doit envoyer sa coupe pleine de vin, et que quand il a bu ce qu’il lui plaît et recouvert la