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je vous prie de m’écrire le plus souvent que vous pourrez, et de me demander tout ce qui vous fera plaisir : soyez sûr qu’il n’y a personne que j’aimasse tant à obliger que vous. » Messire Thorel ne put retenir ses larmes, et, étouffé par sa douleur, il ne put proférer que quelques mots entrecoupés pour l’assurer qu’il n’oublierait jamais ses bienfaits ni ses rares vertus, et qu’il exécuterait ses ordres très-exactement, si Dieu lui prêtait vie. Saladin, l’ayant embrassé plusieurs fois en versant des larmes, lui dit adieu, et sortit de la chambre. Tous les seigneurs l’imitèrent, et le suivirent dans la salle où le lit était préparé.

Comme il était déjà tard, et que le magicien n’attendait que ses ordres pour opérer, un médecin apporta un breuvage. Il le présenta au chevalier, auquel il fit accroire que c’était pour le fortifier. Celui-ci le but et s’endormit. Saladin le fit alors transporter sur le beau lit qu’il lui avait fait préparer. Il posa à côté de lui une couronne d’un très-grand prix, dont la marque fit voir qu’elle était destinée pour sa femme. Il mit à son doigt un anneau surmonté d’une escarboucle d’un prix infini. Il lui fit ceindre une épée toute brillante de pierres précieuses, et poser à ses côtés deux grands bassins d’or remplis de doubles ducats et de mille bijoux dont il serait trop long de faire la description. Ensuite il l’embrassa de nouveau, et ayant dit au magicien d’opérer, le lit disparut aussitôt à la vue des spectateurs. Saladin ne fit que parler de lui avec ses courtisans.

Cependant messire Thorel était déjà dans l’église de Saint-Pierre à Pavie, comme il l’avait demandé, avec tous les bijoux, dans l’équipage dont on vient de parler. Matines étaient sonnées, et Thorel dormait encore, quand le sacristain entra dans l’église avec de la lumière. L’aspect imprévu de ce lit si riche et si brillant lui causa de l’étonnement et de la frayeur, et lui fit prendre la fuite ; il courut en avertir l’abbé et les moines. Surpris de le voir si effaré, ils lui en demandèrent la raison. Le sacristain la leur dit. Ils le traitèrent d’abord de visionnaire ; mais, réfléchissant qu’il n’était pas si enfant ni si nouveau en cette église pour s’épouvanter légèrement : « Allons voir, dit l’abbé, ce que c’est. » On alluma alors plusieurs flambeaux. L’abbé et les moines, entrés dans l’église, virent le lit, et sur ce lit un homme qui dormait. Tandis qu’ils doutaient, qu’ils craignaient et qu’ils examinaient, sans trop oser approcher, les bagues et les bijoux, messire Thorel s’éveilla en poussant un profond soupir. L’abbé et les moines effrayés s’enfuirent en criant au secours. Thorel ouvre les yeux, et ayant regardé autour de lui, il voit qu’il est réellement dans le lieu où il avait prié Saladin de le faire transporter. Ce qu’il vit à ses côtés lui donna de la magnificence et de la générosité de Saladin une bien plus haute idée que celle qu’il en avait déjà conçue. Cependant, sans se déranger, voyant fuir les moines, et sachant qu’il était la cause de leur effroi, il appela l’abbé par son