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cet ordre, mais surtout ceux qui avaient accompagné Saladin dans ses voyages.

Le passage rapide de messire Thorel de l’esclavage au comble de la gloire lui fit perdre de vue, pendant quelque temps, les affaires de Lombardie. Il pensait d’ailleurs que son oncle avait reçu ses lettres.

Le jour que Saladin prit un si grand nombre de chrétiens, mourut un certain gentilhomme provençal, nommé messire Thorel de Digne. Ni sa noblesse ni sa valeur ne l’avaient guère fait connaître de l’armée ; de sorte que quiconque entendait dire que messire Thorel était mort, croyait que c’était de messire Thorel d’Istrie qu’il s’agissait. Sa captivité confirma ce bruit, que plusieurs Italiens répandirent dans leur pays et accréditèrent, en assurant l’avoir vu mort et avoir assisté à son enterrement.

Cette nouvelle répandit le deuil et la désolation, non-seulement dans la maison de sa femme et de ses parents, mais dans celle de toutes ses connaissances. Il serait trop long de décrire la douleur, les larmes, la tristesse de la jeune veuve. Quelques mois s’étant écoulés, son cœur ayant recouvré un peu de calme et de tranquillité, elle fut demandée en mariage par les plus grands seigneurs de la Lombardie, et vivement sollicitée par ses parents de faire un choix. Elle persista longtemps dans ses refus ; mais, contrainte enfin de céder, elle demanda et obtint que la cérémonie fût différée jusqu’au terme prescrit par messire Thorel.

Pendant que ces choses se passaient à Pavie, celui-ci ayant rencontré à Alexandrie un homme qu’il avait vu à la suite des ambassadeurs génois, et s’embarquer avec eux sur la galère qui devait les conduire à Gênes, il lui demanda des nouvelles de leur voyage. « Monsieur, répondit-il, nous avons fait un voyage très-malheureux. Je quittai les ambassadeurs à Candie, et j’ai ouï dire dans cette ville, où j’ai fait quelque séjour, qu’étant près d’arriver en Sicile, il s’éleva un vent du nord furieux, qui les jeta sur les bancs de Barbarie, où ils ont fait naufrage ; personne ne s’est sauvé, et deux de mes frères y ont péri. »

Thorel, ne doutant point d’un récit si bien circonstancié et qui était en effet conforme à la vérité, se souvint que le terme qu’il avait prescrit à sa femme allait expirer, et se mit dans l’esprit que, ne recevant point de ses nouvelles, elle se remarierait. Cette idée lui fit perdre toute sa tranquillité, et le jeta dans une si profonde mélancolie, qu’il fut contraint de tenir le lit et qu’il désirait la mort comme une grâce. À cette nouvelle, Saladin, qui l’aimait beaucoup, accourut vers lui, et le força par ses prières de lui avouer le sujet de sa maladie. Il le blâma de ne le lui avoir pas confié plus tôt, l’exhorta à se tranquilliser, l’assurant que, s’il le désirait, il serait à Pavie au terme indiqué. Messire Thorel, qui avait de la confiance dans ce prince, ne douta point que la chose ne fût