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la sincérité de tes promesses ; je suis assuré que tu feras tout ce qui dépendra de toi pour les tenir. Mais tu es jeune, belle, noble, vertueuse et connue pour telle : il est donc très-probable qu’au moindre bruit de ma mort plusieurs gentilshommes des plus recommandables s’empresseront de te demander à tes frères et à tes parents. Quand tu voudrais, tu ne pourrais résister à leurs ordres. Voilà pourquoi je te demande un an, et que je n’en exige pas davantage. — Je ferai ce que je pourrai, répondit cette tendre épouse, pour tenir ce que je vous ai promis ; mais si j’étais enfin contrainte d’agir autrement, soyez sûr qu’il n’y a rien qui puisse m’empêcher d’obéir à ce que vous me prescrivez aujourd’hui. En attendant, je prie Dieu qu’il nous préserve de vous perdre. » À ces mots, qu’elle entremêlait de larmes et de sanglots, elle tira un anneau du son doigt et le mit au sien, en disant : « S’il arrive que je meure avant de vous revoir, que ceci me rappelle à votre souvenir. » Messire Thorel monta à cheval, dit adieu à tout son monde et partit.

Dès qu’il fut à Gênes il monta avec sa compagnie sur une galère, et étant arrivé à Acre, il se joignit au reste de l’armée des chrétiens. Une mortalité presque universelle se répandit sur cette armée, et ceux qui n’en étaient pas victimes devenaient prisonniers de Saladin, et on les conduisait dans différentes villes. Messire Thorel fut un de ceux qui n’échappèrent pas à la bonne fortune ou à l’habileté de Saladin ; car on ne sait à quoi attribuer un succès si général et si rapide. Il fut conduit dans les prisons d’Alexandrie. Là, n’étant point connu et craignant de se faire connaître, la nécessité le contraignit à panser des oiseaux, chose à laquelle il réussissait fort bien. Ce talent le fit remarquer par le soudan, qui lui rendit sa liberté et le fit son fauconnier. Thorel, ne reconnaissant pas ce prince et n’en étant pas reconnu, ne songeait qu’à sa patrie, qu’il regrettait si fort, qu’il avait plusieurs fois tenté de s’enfuir, mais toujours inutilement.

Pendant ce temps-là, il vint des ambassadeurs génois pour traiter avec Saladin de la rançon de plusieurs de leurs concitoyens. Comme ils étaient prêts à repartir, messire Thorel songea à donner par eux de ses nouvelles à sa femme : il lui écrivit pour lui dire de l’attendre, en l’assurant qu’il reviendrait le plus tôt qu’il pourrait. Il pria instamment un des ambassadeurs, qu’il connaissait particulièrement, de faire en sorte que ses lettres fussent remises dans les mains de l’abbé de Saint-Pierre, son oncle.

Les affaires de messire Thorel en étaient là, lorsque, causant un jour avec Saladin de ses oiseaux, il lui échappa un sourire, accompagné d’un geste familier, dont le prince avait été frappé à Pavie. Ce geste réveille dans son esprit le souvenir de son ancien hôte : il le regarde, le fixe avec intérêt et croit le reconnaître. « Chrétien, lui dit-il, de quel pays es-tu ? — Sire, répondit-il, je suis Lombard, pauvre citoyen d’une ville qu’on nomme Pavie. » Cette réponse confirma