Page:Boccace - Contes de Boccace, trad De Castres, 1869.djvu/61

Cette page n’a pas encore été corrigée

la persuasion qu’il suffisait de toucher le corps de ce nouveau saint pour être guéri de toute espèce de mal.

Pendant que de tous les lieux circonvoisins on arrivait à Trévise au bruit de ses miracles, on vit arriver trois de nos Florentins. L’un se nommait Stechi, l’autre Martelin et le troisième Marquis. Ils étaient attachés à de grands seigneurs, qu’ils amusaient par leurs singeries et par leur habileté à contrefaire toute sorte de personnages. Les trois nouveaux débarqués, qui entraient pour la première fois dans Trévise, furent très-surpris de voir le peuple courir en foule dans les rues. Lorsqu’ils eurent appris le sujet de tous ces mouvements, ils eurent envie d’aller voir cet objet de la curiosité publique. Ils n’eurent pas plutôt posé leur bagage dans une auberge, que Marquis dit à ses deux camarades : « Nous voulons aller voir ce corps saint, c’est fort bien ; mais je ne vois pas trop comment nous pourrons y réussir. J’ai ouï dire que la place était couverte de suisses et d’autres gens armés, que le gouverneur de la ville a fait poster dans tous les environs pour prévenir le désordre. D’ailleurs, l’église est, dit-on, si pleine, qu’il n’est presque pas possible d’y aborder. — Laissez-moi faire, répondit Martelin, qui avait plus d’envie que les autres de voir le nouveau saint ; je trouverai le moyen de percer la foule et d’arriver jusqu’à l’endroit où est le corps. — Et comment t’y prendras-tu ? répliqua Marquis. — Tu vas le savoir. Je contreferai l’homme impotent et perclus : tu me soutiendras d’un côté, et Stechi de l’autre, comme si je ne pouvais marcher seul, et vous ferez semblant de vouloir me mener auprès du saint pour être guéri. Quel homme, en nous voyant, ne se rangera pas pour nous laisser approcher ? »

Cette invention plut extrêmement à ses deux compagnons ; et, sans délibérer davantage, ils se mirent en chemin. Arrivé au coin d’une rue peu fréquentée, il se tordit tellement les mains, les bras, les jambes, la bouche, les yeux et toute la figure, qu’il parut, dans le moment, hideux, épouvantable. À le voir, on aurait réellement assuré qu’il était perclus de tous ses membres. Cela fait, les deux autres le saisissent, chacun d’un côté, et s’acheminent vers l’église. Contrefaisant les affligés, ils prient, au nom de Dieu, toutes les personnes qu’ils rencontrent sur leur passage, de les laisser avancer, ce que tout le monde fait volontiers. Ils eurent bientôt attiré les regards des spectateurs, si bien qu’on criait partout : Place, place au malade ! Ils arrivèrent en peu de temps auprès du corps de saint Arrigne. Un profond silence règne alors dans toute l’église. Tous les spectateurs, immobiles et dans l’attente de l’événement, ont les yeux attachés sur Martelin. Celui-ci, très-habile à bien jouer son rôle, se fait placer sur le corps saint. Après avoir demeuré quelques moments dans cette position, il commence à étendre peu à peu un de ses doigts, puis l’autre, puis la main, puis les bras, et insensiblement tous les autres membres. À cette vue, l’église retentit des cris de joie que poussent les assistants ; mille voix s’élèvent à la