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Le lendemain, lorsque le jour parut, ils se levèrent et allèrent prendre leurs montures. Mais ils trouvèrent, à la place des chevaux fatigués qu’ils avaient, des chevaux vigoureux et frais pour eux et pour leurs domestiques. « Je jure Dieu, s’écria Saladin en se retournant vers ses compagnons, qu’il n’y eut jamais homme plus accompli, plus courtois, plus prévenant que celui-ci. Si les rois chrétiens sont aussi rois qu’il est généreux chevalier, le soudan de Babylone n’est pas fait pour résister, je ne dis pas à tous ceux qui se préparent pour l’attaquer, mais à un seul. » Voyant qu’il serait inutile de refuser ces nouveaux présents, ils l’en remercièrent et partirent. Messire Thorel, avec plusieurs de ses amis, les accompagna un assez long espace de chemin. Saladin, quoiqu’il le quittât à regret, parce qu’il l’aimait déjà tendrement, le pria de s’en retourner. Thorel, non moins fâché de se séparer d’eux, leur dit : « Je vais faire ce que vous m’ordonnez. Je ne sais qui vous êtes, ni ne me soucie de le savoir qu’autant que cela peut vous faire plaisir ; mais, qui que vous soyez, vous ne me ferez pas accroire que vous n’êtes que des marchands. Adieu. » Saladin, ayant pris congé des autres gentilshommes, répondit à Thorel : « Il pourra se faire, monsieur, que vous verrez de notre marchandise, laquelle vous confirmera dans votre opinion. Adieu. »

Le soudan partit avec ses compagnons, projeta, s’il vivait, et que l’issue de la guerre ne lui fût pas funeste, de faire autant d’honneur à messire Thorel que celui-ci lui en avait fait. Il s’entretint longtemps de lui, de sa femme, de ses discours, de ses actions, et loua tout ce qu’il avait vu et entendu de ce loyal chevalier.

Après avoir parcouru toutes les parties occidentales de l’Europe, il se rembarqua, revint à Alexandrie, bien instruit, et se prépara à se défendre.

Messire Thorel, revenu à Pavie, chercha longtemps quels pouvaient être ces étrangers ; mais plus il formait de conjectures, moins il approchait de la vérité.

Quand le temps fixé pour le départ des chrétiens fut arrivé, et qu’on faisait partout de grands préparatifs, messire Thorel, malgré les prières et les larmes de sa femme, résolut de suivre la foule des croisés. Ayant arrangé ses affaires, et étant prêt à monter à cheval : « Mon amie, dit-il à sa femme, je vais suivre les chevaliers chrétiens, tant pour mon honneur que pour le salut de mon âme ; je te recommande nos biens et nos intérêts. Comme mille accidents peuvent rendre mon retour très-incertain, très-difficile, et même impossible, je te demande une grâce : quelle que soit ma destinée, si tu n’as pas de mes nouvelles, attends-moi un an un mois et un jour à dater de celui où je pars. — Je ne sais, mon ami, répondit l’épouse éplorée, comment je supporterai la douleur où me laisse votre départ ; mais si je n’y succombe pas, que vous viviez ou que vous mouriez, soyez sûr que je serai fidèle à mes engagements et à la mémoire de messire Thorel. — Je ne doute point, répliqua celui-ci, de