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Octave, à qui le bruit de cette aventure extraordinaire était parvenu, les fit venir tous trois pour les interroger lui-même, et savoir ce qui les obligeait à demander la mort. Chacun lui ayant dit sa raison, il renvoya les deux innocents et fit grâce au coupable à leur considération.

Titus emmena son ami Gisippus, et, après lui avoir reproché son peu de confiance en son amitié, le caressa et le conduisit dans sa maison. Sophronie le reçut avec amitié ; elle prit grand soin de rétablir sa santé, et s’efforça de lui faire oublier ses malheurs. Titus partagea avec lui tous ses biens, et lui fit épouser sa sœur, nommée Fulvia. Il lui dit ensuite : « Tu peux rester ici avec moi ou retourner à Athènes, et y jouir de tout ce que je t’ai donné. » Mais Gisippus, forcé, d’un côté, par la sentence de son bannissement, et entraîné d’ailleurs par son attachement pour Titus, préféra Rome à sa patrie. Les deux familles se réunirent et vécurent dans la plus grande intimité ; il semblait que le temps, loin de la diminuer, augmentât leur mutuelle affection.

Quelle est donc l’excellence de l’amitié ! combien elle mérite de respects et d’éloges ! C’est elle qui fait naître, qui nourrit et entretient les plus beaux sentiments de générosité dont le cœur humain soit capable. Charitable, reconnaissante, ennemie de tous les vices, et surtout de l’avarice, on la voit, pleine d’un zèle actif et prompt, nous porter à faire pour les autres ce que nous voudrions qu’on fît pour nous-mêmes. Mais, hélas ! combien ses brillants effets sont rares aujourd’hui ! Les hommes, devenus égoïstes et personnels, ont exilé cette auguste divinité de la face de la terre. Quel autre sentiment cependant que l’amitié, quels autres intérêts que ceux qu’elle prescrit eussent excité, dans l’âme de Gisippus, la compassion qui lui fit accorder aux larmes, aux soupirs de son ami, une maîtresse charmante et tendrement aimée ? Quelles autres lois que celles de l’amitié eussent pu détourner Gisippus du lit où elle était enfermée, où peut-être même elle l’appelait ? Quelle crainte eût pu lui faire perdre une si belle occasion de satisfaire ses désirs, dans un âge où l’on se croit tout permis, si ce n’eût été celle d’offenser son ami, de blesser la foi qu’il lui avait donnée ? Quels biens, quelles grandeurs, quelles dignités offertes à Gisippus eussent pu le faire résoudre à perdre l’amour de ses parents et de ceux de Sophronie, à braver les injures et les cris d’une multitude grossière ? L’amitié seule pouvait lui inspirer le courage dont il avait besoin.

D’un autre côté, quel autre sentiment que l’amitié eût pu déterminer Titus à rechercher la mort pour en délivrer son ami, surtout lorsqu’il le pouvait sans paraître ingrat, en feignant de ne pas le reconnaître ? Quel autre mouvement que celui de l’amitié eût pu lui inspirer assez de générosité pour partager ses biens avec Gisippus, que la fortune avait réduit à une extrême misère ? Quelle autre affection que cette sainte amitié eût pu le disposer à donner sa sœur en mariage à un homme dénué de tout ?