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trouvé, sans se tuer lui-même, un moyen sûr pour arriver à la mort qu’il désirait. Il resta auprès du cadavre, jusqu’à ce que la justice, instruite du fait, vînt le saisir et l’emmenât prisonnier. On l’interrogea, il confessa le meurtre sans difficulté. Le préteur, qui se nommait Varron, ordonna qu’on le crucifiât, selon l’usage de ce temps.

Par hasard, Titus, lorsqu’on allait le conduire au supplice, était au prétoire. Il considère le criminel. Quel est son étonnement lorsqu’il reconnaît son bon ami ! Son premier désir est de le sauver ; mais comment ? par quel moyen ? Il n’en connaît point d’autre que de s’accuser lui-même. Cette résolution prise : « Varron, s’écrie-t-il, rappelez ce malheureux, ce n’est point lui qui est coupable, c’est moi, c’est moi qui ai commis le meurtre. Hélas ! j’ai assez offensé les dieux par ce forfait, pour vouloir les offenser de nouveau, en laissant subir à l’innocent la peine que je mérite. » Varron fut très-étonné et surtout très-fâché que toute l’assemblée entendît son aveu. Mais, ne pouvant dissimuler avec honneur et enfreindre publiquement les lois, il fit relâcher Gisippus, et lui dit, en présence de Titus : « Quelle folie d’avouer sans raison un crime que tu n’as pas commis, et dont l’imprudent aveu allait te coûter la vie ! Tu t’avouais l’auteur du meurtre, et cet homme déclare que c’est lui ! » Gisippus leva les yeux, vit Titus. Il sentit alors que les soupçons qu’il avait formés sur sa reconnaissance étaient injustes, et qu’il ne s’avouait coupable que pour le sauver. Il dit au juge, les larmes aux yeux : « Certainement nul autre que moi n’est l’auteur du meurtre que l’on poursuit ; la pitié de Titus est désormais inutile, il faut que je périsse. » Titus, de son côté, criait : « Préteur, vous voyez que cet homme est étranger ; vous savez qu’il a été trouvé sans armes auprès de la caverne ; il ne vous est pas difficile d’imaginer qu’il recherche la mort pour se sauver de la misère. Renvoyez-le, et donnez-moi la punition que je mérite. »

La nouveauté de la dispute, sur un sujet de cette nature, surprit beaucoup les spectateurs ; et Varron, plus étonné que personne des instances mutuelles de ces deux hommes pour s’excuser l’un l’autre, présuma qu’aucun d’eux n’était coupable. Comme il pensait aux moyens de les délivrer, arrive un jeune homme, nommé Publius Ambustus, qui passait pour un scélérat et un voleur de profession. C’était lui qui avait commis l’homicide dont les deux amis s’accusaient. Touché de compassion pour leur innocence : « Préteur, s’écria-t-il, je puis vider la contestation qui est entre ces deux hommes. Il y a je ne sais quel dieu qui tourmente mon cœur et le porte à vous avouer mon crime. Nul d’eux n’est coupable ; c’est moi qui ai tué l’homme dont on a trouvé le cadavre ce matin. J’ai aperçu dans la caverne, lorsque je partageais nos vols communs avec mon compagnon, cet homme qui dormait d’un profond sommeil. Quant à Titus, il n’est pas besoin que je cherche à le disculper ; sa réputation parle assez pour lui. Jugez-moi donc, et envoyez-moi au supplice prescrit par les lois. »