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grand crime de Gisippus, le grand crime de l’amant de Sophronie, est donc d’avoir fait en sorte que cette belle Sophronie devînt l’épouse de Titus Quintus. Voilà pourquoi vous épiez, vous menacez, vous déchirez mon ami. Eh ! que feriez-vous de plus s’il eût livré votre fille dans les mains d’un homme sans nom, d’un méchant ou d’un esclave ? Quels fers, quelles prisons, quels tourments pourraient alors suffire à votre vengeance ? Mais abandonnons pour toujours cet odieux sujet.

« Un événement que je croyais encore éloigné vient de me frapper ; mon père est mort : mes affaires m’appellent à Rome ; voulant y conduire Sophronie, j’ai cru devoir vous révéler des secrets que je vous aurais tenus cachés peut-être longtemps encore. Si vous êtes sages, ma confidence ne vous déplaira point. Il vous est aisé de voir que si j’avais voulu vous tromper, vous faire outrage, je pouvais profiter de ma bonne aventure, en rire et prendre la fuite. Mais, à Dieu ne plaise qu’un si lâche dessein puisse jamais souiller le cœur d’un Romain ! Sophronie est à moi par l’ordre des dieux, par la générosité de mon ami, par la force des lois humaines, par l’innocent artifice que l’amour m’a inspiré ; et vous qui vous croyez apparemment plus sages que les dieux ou les autres hommes, vous me contestez un droit si légitime ! C’est m’offenser de deux manières également injustes et déraisonnables. D’abord, vous retenez chez vous Sophronie, sur laquelle vous n’avez aucun droit, et vous menacez Gisippus, auquel vous devez de la reconnaissance. Je ne veux pas m’étendre davantage pour vous démontrer l’inconséquence et le délire d’une telle conduite ; mais je vous conseillerai en ami d’étouffer votre haine et vos dédains, et de me rendre Sophronie, afin que je puisse vous quitter avec les sentiments d’un allié, et que je vous conserve toujours ceux d’un véritable ami. Si ce qui est fait ne vous plaît pas, et que vous osiez vous opposer aux suites naturelles de mon mariage, je vous déclare que je pars avec Gisippus, et qu’une fois arrivé à Rome, je saurai prendre les moyens de reprendre mon épouse malgré vous, et vous connaîtrez alors par expérience combien est à craindre le juste ressentiment des Romains. »

Titus, ayant ainsi parlé, se leva, le mécontentement peint sur le visage, prit Gisippus par la main, sortit promptement du temple, faisant les gestes d’un homme qui menace. Ceux qui étaient demeurés là, touchés des raisons qu’il avait articulées, mais plus effrayés encore de ses dernières paroles, se trouvèrent disposés à recevoir son amitié, et conclurent unanimement qu’il valait mieux avoir Titus pour parent, puisque Gisippus n’avait pas voulu l’être, que de perdre l’alliance de l’un et de s’attirer l’inimitié de l’autre. Ils allèrent donc trouver Titus, lui dirent qu’ils étaient satisfaits de l’avoir pour parent ; que Sophronie demeurerait sa femme et Gisippus leur ami. Embrassades alors de part et d’autre, et Sophronie fut envoyée à son mari. Cette femme adroite, faisant de nécessité vertu, tourna du côté de Titus l’amour qu’elle avait eu pour Gisippus, et suivit son mari à Rome, où elle fut honorablement accueillie.