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conservation, il faudrait que tu épousasses Sophronie. Tu l’aimes trop pour pouvoir aimer ailleurs ; aucune autre femme ne te sera jamais aussi chère, ne te paraîtra aussi aimable : pour moi, je me sens assez de résolution pour m’en détacher et porter mes affections d’un autre côté ; je travaillerai par là à notre satisfaction commune. Je serais moins généreux si les femmes étaient aussi rares que les amis ; mais, comme il m’est plus aisé de trouver une autre femme que de rencontrer jamais un ami tel que toi, je ne balance point entre ces deux sacrifices. C’est pourquoi, si mes prières ont sur toi quelque pouvoir, je te supplie de dissiper le noir chagrin qui te ronge, de vivre dans la plus douce tranquillité, et d’attendre de l’amitié le prix de l’amour. »

Quoique Titus eût encore quelque honte d’accepter Sophronie, et qu’il voulût persister dans son refus, cependant, séduit par le discours de Gisippus, et surtout par sa passion : « Ami, répondit-il d’un ton qui annonçait le trouble de son âme, si je fais ce que tu veux et ce dont tu me pries, je ne sais si je céderai plus à mon penchant qu’à tes désirs ; mais, puisque ta générosité est si grande qu’elle ne veut point écouter mes justes refus, j’accepte tous les dons que tu veux me faire. Sois sûr que je n’oublierai jamais que je te suis redevable non-seulement de la personne que j’aime le plus, mais de ma propre vie. Le plus ardent de mes souhaits est que les dieux me mettent quelque jour à portée de te prouver toute l’étendue de ma reconnaissance ! »

Il ne fut donc plus question que de chercher les moyens de faire réussir la chose. « Pour venir à bout de notre dessein, répliqua Gisippus, voici, ce me semble, la route que nous devons tenir. Tu sais que Sophronie ne m’a été accordée qu’après beaucoup de négociations entre mes parents et les siens. Si j’allais dire à présent que je ne la veux point, quel scandale un pareil refus ne causerait-il-pas ! Je mettrais la division dans l’une et l’autre famille. Cependant cela ne m’inquiéterait guère, si par là je pouvais te rendre maître de l’objet de tes désirs. Mais ce moyen est fort douteux, et il pourrait fort bien arriver que tu ne profitasses pas de mon sacrifice, et que ses parents ne la mariassent à un autre. Ainsi, il me paraît à propos, sauf ton meilleur avis, de continuer et d’achever ce que j’ai commencé. J’amènerai Sophronie dans ma maison, je ferai les noces ; le soir, dans le plus grand secret, tu iras coucher avec elle, comme avec ta femme. Ensuite, lorsque les circonstances le permettront, nous rendrons l’aventure publique. Qu’on agrée ou qu’on n’agrée pas ce mariage clandestin, il sera fait, et il ne sera au pouvoir de personne d’en briser les nœuds. » Titus goûta fort cet expédient, et il ne fût pas plutôt rétabli, que son ami reçut Sophronie dans sa maison. Les noces furent magnifiques. La nuit venue, les dames mirent la nouvelle épouse dans le lit de son mari et chacun se retira. L’appartement de Titus joignait celui de Gisippus, et l’on pouvait passer de l’un dans l’autre. Gisippus, ayant éteint les lumières, passa