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plus profonde impression. Les deux amis de retour chez eux, Titus se retira dans son appartement ; là, livré à ses réflexions, l’image de sa maîtresse se présente sans cesse à ses yeux ; il ose s’en occuper, il ose la considérer de nouveau, détailler tous ses charmes, et attise par là le feu qui le dévore intérieurement. S’apercevant enfin du progrès de sa passion : « Ô malheureux Titus, s’écria-t-il en poussant des soupirs brûlants, où adresses-tu tes pensées, où oses-tu placer tes amours et tes espérances ? Les bienfaits, les honneurs que tu as reçus de Crémès et de sa famille, l’amitié qui règne entre son fils et toi, tout ne te fait-il pas une loi de respecter celle qu’il s’est promis d’épouser ? Songes-tu bien quelle est celle que tu veux aimer ? Où t’entraînent les aveugles transports d’un amour inconsidéré et les illusions d’une fausse espérance ? Ouvre les yeux, reconnais-toi. Rappelle la raison qui t’a abandonné, mets un frein à l’intempérance d’une imagination déréglée, donne un autre but à tes désirs et un autre objet à tes pensées. Tandis qu’il en est temps encore, combats, résiste et dompte-toi toi-même. Ce que tu veux n’est ni raisonnable ni honnête ; et quand tu serais aussi sûr que tu l’es peu de réussir dans tes projets, l’honneur, l’amitié, le devoir te feraient une loi d’y renoncer. Que feras-tu donc, Titus ? tu écouteras la raison et tu fuiras un amour qu’elle désapprouve. » Mais bientôt Sophronie lui apparaît plus belle et plus touchante ; cette image fait évanouir ses résolutions et lui fait condamner ses premiers discours. « Hélas ! dit-il, quels faux préjugés m’égarent ! ne sais-je pas que les lois de l’amour, supérieures à toutes les autres, les détruisent toutes, sans égard pour l’amitié ni pour la Divinité même ? Combien de fois n’a-t-on pas vu un père amoureux de sa fille, un frère de sa sœur et une marâtre rechercher son beau-fils ? Tout cela est sans doute plus criminel, plus monstrueux que de voir un ami amoureux de la femme de son ami. Mille exemples doivent me rassurer. D’ailleurs je suis jeune, et la jeunesse est sous l’empire immédiat de l’amour. Il est donc tout naturel que ce qui plaît à l’amour me plaise aussi. Les actions réfléchies et sensées appartiennent à la maturité de l’âge : dans l’effervescence du mien, je ne puis avoir d’autre volonté que celle de l’amour. Les attraits de Sophronie méritent les hommages de l’univers : qui pourrait donc me blâmer de n’avoir pas été seul insensible ? Je ne l’aime point précisément parce qu’elle doit être l’épouse de mon ami ; fût-elle la femme de tout autre, je l’aimerais de même. Dans ceci, c’est moins ma faute que celle de la fortune qui l’a adressée à Gisippus plutôt qu’à un autre ; et puisqu’il est inévitable que ses charmes soient adorés, son mari doit être plus content que ce soit par moi que par un inconnu. »

Ces réflexions, qui lui paraissaient on ne peut pas plus justes, lui font pitié le moment d’après. Il en rougit, il les quitte, il y revient ; il passe le jour et la nuit dans ce flux et ce reflux d’opinions, de desseins qui se croisent, se combattent et se détruisent tour à tour. Au bout de quelques jours, il perd et