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qui seul peut lire dans le cœur des mortels, sait qu’au même instant où vous fîtes sur mon cœur une si vive impression, je me rappelai que vous étiez roi, et moi fille de Bernard l’apothicaire, et qu’il me convenait mal d’élever si haut mes soupirs. Mais vous savez mieux que moi qu’on ne commande pas à son cœur, qu’on n’aime pas à son choix, et qu’on est entraîné par un penchant involontaire. J’ai souvent essayé de combattre ce penchant ; mais, vains efforts ! je vous ai aimé, je vous aime, et vous aimerai toujours. Il est vrai que, dès que je sentis cet amour s’emparer de toutes les facultés de mon âme, je résolus de subordonner toutes mes volontés aux vôtres. Ainsi, non-seulement j’épouserai et aimerai le mari que vous voulez que j’épouse et que j’aime, mais, si vous le désiriez, je me jetterais dans un brasier ardent. Quant à l’offre que vous me faites d’être mon chevalier, vous, qui êtes mon roi, vous sentez que cela ne me convient pas, et je ne veux point y répondre, non plus qu’à la demande du baiser, que je ne vous accorderai qu’avec la permission de la reine. Dieu veuille vous payer de vos bontés et de celles de la reine pour moi, car je ne puis vous témoigner les sentiments de reconnaissance dont je suis pénétrée. »

La reine fut contente de la réponse de Lise, et trouva cette fille aussi sage que le roi la lui avait annoncée. Le roi fit appeler le père et la mère, qui étaient du secret, et un jeune gentilhomme, peu doué des dons de la fortune, et qui se nommait Perdicon. Il mit plusieurs anneaux dans la main de celui-ci, et lui fit épouser Lise. Il leur donna ensuite, outre plusieurs bijoux de très-grand prix, Ceffalu et Calatabelloté, deux terres d’un très-grand revenu, en disant à Perdicon : « Nous te donnons cela pour le mariage de ta femme ; tu recevras à l’avenir d’autres preuves de notre bienveillance. Maintenant, dit-il à Lise, voulez-vous bien permettre que je recueille le fruit de votre amour ? » Et, sans attendre de réponse, il lui donna un baiser sur le front.

Perdicon, Lise et ses parents, tout le monde fut content. On célébra les noces avec magnificence. Le roi, fidèle à sa promesse, fut toute sa vie le chevalier de la jeune mariée, et dans tous les faits d’armes il parut toujours avec les devises qu’elle lui envoyait.

C’est par de pareilles actions qu’on mérite l’attachement de ses sujets, qu’on donne l’exemple de la bienfaisance, et qu’on obtient une réputation glorieuse et immortelle : mais c’est ce dont les grands seigneurs s’embarrassent peu aujourd’hui. Ils ne se distinguent des autres hommes que par la cruauté et la tyrannie.