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Ces remontrances versèrent l’amertume dans le cœur du roi, et l’affligèrent d’autant plus qu’elles étaient justes. Il en sentait néanmoins tout le poids. Enfin, après avoir poussé quelques soupirs : « Mon cher comte, répondit-il, il n’y a point d’ennemi, quelque redoutable que vous le supposiez, qu’il ne soit plus facile de vaincre avec un peu de courage et d’expérience que de dompter ses propres désirs ; mais, quoique l’entreprise soit difficile, et que j’aie besoin des plus grandes forces, votre discours m’a tellement animé, que je vous prouverai que je sais commander à moi-même comme aux autres. »

Quelques jours après, étant de retour à Naples, il résolut, autant pour éloigner de lui l’occasion de faire quelque lâcheté que pour récompenser le chevalier, il résolut, dis-je, de marier les deux filles de Néri, quoiqu’il lui en coûtât beaucoup de céder à un autre des attraits qu’il désirait pour lui-même. Après avoir obtenu le consentement du père, il donna Genèvre la belle à messire Maffé de la Palisse, et Iseul la blonde à messire Guillaume de la Magna, tous deux grands seigneurs et chevaliers fort renommés par leur valeur. Ce pénible sacrifice fait, il se retira dans la Pouille, le deuil dans l’âme. Enfin, après bien des combats et des peines, il parvint à rompre ses chaînes et à redevenir absolument libre.

Quelqu’un me dira peut-être qu’il n’y a rien de fort étonnant à ce qu’un roi marie deux jeunes demoiselles : j’en conviens ; mais si l’on ajoute que le roi est tout-puissant et amoureux, son action sera véritablement grande. Or, c’est ce que fit Charles Ier. Il sut honorer la vertu d’un gentilhomme, récompenser la beauté de ses filles, et, ce qui est plus estimable encore, se dompter lui-même.


NOUVELLE VII

LE ROI PIERRE D’ARAGON

Lorsque les Français furent chassés de Sicile, il y avait à Palerme un apothicaire florentin, nommé Bernard Puccini, père d’une fille jeune, jolie, et prête à marier. Pierre d’Aragon, devenu maître du royaume, se livrait, avec ses barons, à toutes sortes de plaisirs, surtout à ceux de la table et de la joute. Un jour qu’il prenait le divertissement de la course, dans un tournoi, la fille de Bernard, la belle Lise, c’était son nom, le vit courir, d’une fenêtre où elle était avec plusieurs femmes. Elle le considéra avec tant d’attention, et ses traits la frappèrent tellement, que l’amour entra dans son cœur avec l’image du prince.