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Majesté, à qui elles demandèrent congé. Le roi le leur donna, quoiqu’il eût été fort aise qu’elles eussent demeuré plus longtemps.

Dès que le souper fut fini, Charles remonta à cheval et regagna sa demeure avec sa suite. Il renfermait dans son cœur la nouvelle passion dont il était enflammé, et rien n’en avait encore transpiré dans sa cour. Cependant, au milieu du tumulte des plus grandes affaires, l’image des deux sœurs, et surtout de la belle Genèvre, ne le quittait point. Il s’était tellement empêtré dans les gluaux de l’amour, qu’il ne pouvait plus s’en débarrasser. Il rendait souvent visite à messire Néri, et colorait de prétexte spécieux cette familiarité extraordinaire. Enfin, sentant qu’il lui était impossible de résister davantage à l’impétuosité de ses désirs, et ne voyant d’autres moyens pour les satisfaire que d’enlever celles qui en étaient les objets, il résolut de le faire, et communiqua son dessein au comte de Gui, digne de sa confiance par la haute vertu dont il faisait profession. « Sire, lui dit-il, l’ouverture que vous me faites m’étonne d’autant plus, qu’ayant été, depuis votre enfance, attaché au service de Votre Majesté, je connais mieux que tout autre votre tempérament et vos inclinations. Je ne me suis jamais aperçu, pendant votre jeunesse, que l’amour, la passion naturelle de cet âge, ait eu prise sur vous. Il doit donc me paraître étrange que vous y cédiez maintenant, lorsque la vieillesse est si près de vous. S’il me convenait de vous donner des leçons, je vous dirais que, dans des circonstances présentes, c’est-à-dire dans un royaume à peine conquis, chez une nation étrangère, fausse et perfide, ayant à terminer les plus grandes affaires, les négliger pour s’occuper d’un amour frivole, c’est agir, non en roi magnanime et sage, mais en jeune homme faible et imprudent. C’est peu encore. Vous voulez, dites-vous, priver un père de ce qu’il a de plus cher, un père qui vous a reçu, qui vous a traité beaucoup mieux qu’il ne pouvait, et qui, pour vous faire honneur et montrer la confiance qu’il a eue en votre foi, vous a fait voir ces filles presque nues ! Vous prétendez donc lui ôter la bonne opinion qu’il a de votre sagesse ? Avez-vous d’ailleurs oublié que ce sont les violences commises par le roi Mainfroi qui vous ont ouvert l’entrée de ce royaume ? Quelle trahison est comparable à celle que vous voudriez commettre ! Quoi ! ravir l’honneur, l’espérance, la consolation d’un homme qui a été votre hôte ? Songez-vous à ce que l’on dirait de vous ? Peut-être vous croiriez-vous bien excusé en disant : Il est gibelin. La justice des rois est-elle donc changée ? Depuis quand leur est-il permis d’abuser de la confiance d’un homme qui s’est mis sous leur protection, pour le perdre, et d’égorger celui qui se précipite dans leurs bras pour se sauver ? Vous avez remporté une grande victoire sur Mainfroi, vous en avez une plus glorieuse à remporter sur vous-même. Vous qui devez être le modèle des autres, sachez vous vaincre, étouffer des désirs criminels, et n’imprimez pas sur votre nom une tache qui le flétrirait à jamais. »