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que sous la protection du roi Charles lui-même. Ensuite, las du fracas et du tumulte des affaires, voulant consacrer le reste de ses jours à la tranquillité et à la solitude, il se retira à Castel de Mare, où il acheta un beau terrain couvert d’oliviers, noyers et châtaigniers, qui sont les arbres les plus communs du pays. Sur ce terrain, éloigné fort peu des autres maisons, il fit construire un petit château agréable et commode, avec un jardin charmant où, selon notre coutume, il pratiqua plusieurs ruisseaux, où il fit creuser un grand vivier qui fut bientôt garni de beaucoup de poissons. Ce jardin était l’objet de ses soins les plus chers, et il s’occupait tous les jours à l’embellir.

Le roi étant venu prendre par hasard quelques moments de repos à Castel de Mare, et ayant entendu parler des agréments du jardin de messire Néri, eut envie de le voir ; mais ayant fait réflexion qu’il appartenait à un chevalier du parti contraire au sien, il crut qu’il lui convenait d’agir familièrement et d’y aller sans pompe et sans cérémonie. Il lui envoya donc dire qu’il voulait y souper la nuit suivante, sans autre escorte que quatre de ses gentilshommes. Cette nouvelle fit grand plaisir à messire Néri, qui, après avoir donné ses ordres et travaillé lui-même à ce que la réception fût magnifique, introduisit le roi dans son beau jardin avec les démonstrations de joie les plus vives. Le roi l’ayant parcouru, et ayant également visité le château, fit beaucoup l’éloge de l’un et de l’autre. Les tables étaient dressées près du vivier. On servit, et après qu’on eut donné à laver au roi[1], chacun prit sa place, selon l’ordre de Charles, qui fit mettre Gui de Montfort à sa gauche, et Néri à sa droite. Les mets étaient délicats, les vins excellents, et l’ordre du service admirable, ce qui plut beaucoup au roi.

Tandis qu’il soupait joyeusement et qu’il repaissait avec satisfaction ses regards des touchantes beautés de ce lieu solitaire, entrent deux jeunes filles, âgées de quinze ans, toutes deux blondes, toutes deux ayant les cheveux tressés avec grâce et couronnés d’une guirlande de pervenches. Leur visage était si joli, les traits en étaient si délicats, qu’elles ressemblaient plutôt à des anges qu’à des femmes. Elles portaient un petit habit de toile de lin, d’une blancheur éblouissante, et qui n’avait, depuis la ceinture jusqu’en haut, d’autres plis que ceux que leur donnait l’empreinte d’une taille élégante et d’une gorge arrondie par les mains de l’Amour : le reste, en descendant, s’élargissait en forme de pavillon et leur descendait jusqu’aux pieds. La première portait d’une main des filets, et de l’autre un bâton ; l’autre avait une poêle sur son épaule gauche, et sous le bras, du même côté, un petit fagot et un trépied à la main : de la main droite elle portait un pot d’huile et un petit flambeau allumé. Le roi ne put voir sans étonnement deux si belles filles ; cependant il ne dit mot, impatient de voir à quoi aboutirait un semblable appareil.

Elles passèrent devant le roi, lui firent avec timidité une profonde révérence,

  1. Présenter au roi de quoi se laver les mains avant de se mettre à table. (Note du correcteur ebooks libre et gratuit).