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crue morte. Chassennemi, plus attentif, plus inquiet que les autres, brûlait d’impatience de savoir qui elle était ; et, voyant que le chevalier s’était un peu éloigné, il ne put s’empêcher de lui demander si elle était Bolonaise ou étrangère. Cette question, faite par son mari, l’embarrassa beaucoup ; elle eut bien de la peine à se contraindre : cependant, fidèle à la promesse qu’elle avait faite, elle se tut. On lui demanda si ce bel enfant était à elle, si elle était femme ou parente de messire Gentil ; pas le mot de sa part. Quand celui-ci se fut rapproché de la compagnie : « Monsieur le chevalier, dit un de ses convives, j’avoue que cette dame est bien belle ; mais il me semble qu’elle est muette : me suis-je trompé ? — Ce n’est pas une petite preuve de sa vertu, répondit le chevalier, d’avoir gardé le silence dans une circonstance comme celle-ci. — Mais enfin, monsieur, ne peut-on savoir qui elle est ? — Je vous le dirai volontiers si vous me promettez de ne pas bouger de vos places, tant que je parlerai, quelque chose que je puisse dire. » On le lui promit. S’étant assis auprès de la dame : « Messieurs, cette dame est, dit-il, ce bon et fidèle serviteur dont je vous ai parlé. Je l’ai ramassée au milieu de la rue, où ses parents, peu soucieux de sa destinée, l’avaient cruellement abandonnée. Mes mains l’ont arrachée aux bras de la mort ; et le ciel a si bien secondé mes soins, que, d’une femme effroyable qu’elle était, elle est devenue ce que vous la voyez à présent. Mais il est bon de vous conter cette aventure un peu plus clairement. » Alors il fit de point en point l’histoire de ses amours, raconta ce qui était arrivé jusqu’à ce jour, au grand étonnement des auditeurs. « Ainsi, messieurs, ajouta-t-il ensuite, si, depuis un moment, vous n’avez pas changé d’avis, cette femme m’appartient de bon droit, il n’y a personne qui puisse justement la réclamer. » Personne ne répondait et chacun attendait ce qu’il avait encore à dire. Nicolas Chassennemi, sa femme, toute la compagnie, pleuraient à chaudes larmes. Gentil se lève, prend dans ses bras le petit enfant, saisit la main de la mère et la conduit à Nicolas. « Je ne te rends pas ta femme, lui dit-il, que tes parents et les siens ont indignement abandonnée ! je te fais présent de cette dame, et de ce petit enfant, qui est ton ouvrage, et que j’ai tenu sur les fonts de baptême et nommé Gentil. Que Catherine ne te soit pas moins chère qu’auparavant, parce qu’elle a habité ma maison pendant près de trois mois. Je te jure, par le Dieu qui m’a fait devenir amoureux d’elle, pour être sans doute la cause de son salut, qu’elle n’a jamais vécu plus honnêtement avec son père, sa mère, ou toi, qu’ici, sous les yeux de ma mère. » Se tournant ensuite vers la dame : « Madame, dit-il, je vous tiens quitte maintenant de toutes les nouvelles promesses que vous m’avez faites, et je vous rends à votre mari entièrement maîtresse de vous-même. »

Nicolas reçut sa femme avec des transports de joie difficiles à exprimer, et avec d’autant plus de plaisir, qu’il n’avait pas lieu de s’attendre à la recouvrer. Il remercia de son mieux le chevalier. L’attendrissement qui avait passé dans l’âme