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Il avait si bien pris ses mesures, que tout était prêt à son arrivée, et la compagnie rendue. Il trouva madame Catherine plus belle et mieux portante que jamais, ainsi que son enfant, et se hâta de lui prescrire, avant de se mettre à table, la conduite qu’elle devait tenir pour surprendre agréablement son époux et ses autres convives. Le repas fut des plus splendides ; tout y fut bon et en abondance. Après le premier service, la conversation étant animée : « Messieurs, dit le chevalier, j’ai ouï dire qu’il y avait autrefois en Perse une coutume qui me plaît fort. Lorsqu’un Persan voulait donner à quelqu’un des témoignages de son attachement, il le faisait venir chez lui, lui montrait ce qu’il avait de plus cher et de plus précieux, fût-ce une fille, une femme, une amie, lui faisant entendre par là qu’il lui découvrirait ainsi les replis les plus cachés de son cœur si cela était possible. J’ai résolu d’introduire cette coutume dans notre ville. Vous m’avez fait l’honneur de venir dîner chez moi, je veux vous en remercier à la mode de Perse. Mais, avant tout, je vous prie de me dire franchement votre avis sur une question que je vais vous proposer. Une personne a dans sa maison un bon et fidèle domestique qui tombe malade. Son maître, voyant que ce domestique lui est devenu inutile, ne se soucie plus de lui, et, sans attendre qu’il soit mort, le fait porter dans la rue. Un homme touché de compassion, l’emporte dans sa maison, n’épargne ni soins ni dépenses pour le rétablir, et parvient à lui rendre la santé. Je demande maintenant si le premier maître est en droit de se plaindre du second, en cas que celui-ci refuse de lui rendre son domestique ? » Cette question ayant été débattue, il fut unanimement conclu que Nicolas Chassennemi, qui parlait avec beaucoup d’élégance et de facilité, ferait la réponse pour tous. Après avoir loué d’abord la coutume perse, il dit qu’il pensait, avec tous les autres, que le premier maître n’avait plus aucun droit sur son ancien serviteur, puisqu’il l’avait impitoyablement abandonné, et que les bienfaits du second lui donnaient un droit incontestable sur ses services, et qu’il pouvait en user, en le retenant chez lui, sans faire aucun tort au premier. Chacun applaudit à cette décision.

Le chevalier, content de cette réponse, et plus content encore qu’elle eût été faite par Nicolas Chassennemi, déclare qu’il était aussi de ce sentiment, ajoutant qu’il était temps de remercier ses hôtes à la manière des Perses. Il envoya deux de ses gens prier madame Catherine, qu’il avait fait parer magnifiquement, de venir honorer la compagnie de sa présence. La belle prend son enfant entre ses bras, et, accompagnée de deux femmes de chambre, elle paraît dans la salle et s’assied, à la prière du chevalier, à côté d’un très-honnête convive. « Voilà, messieurs, dit alors le chevalier, ce que j’ai et ce que j’aurai toute ma vie de plus cher. Croyez-vous que je n’aie pas raison ? » Tout le monde loua son choix, à la vue de la grande beauté de la dame, et chacun commença de la considérer avec plus d’attention ; tous auraient juré que c’était Catherine, s’ils ne l’eussent