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l’arrête, en lui disant : « Vieillard, c’est fait de toi. — J’ai donc mérité de mourir ? » répondit Nathan. À ce son de voix, à l’aspect de ce visage, Mitridanes ne put méconnaître l’hôte bienfaisant qui l’avait si bien reçu et conseillé si fidèlement. Soudain sa fureur s’éteint, et la honte succède au courroux. Il jette loin de lui son épée nue, s’élance de cheval, tombe aux pieds du vieillard : « Mon père, lui dit-il en pleurant, votre libéralité éclate plus que jamais ; après vous avoir témoigné le désir de vous ôter la vie, vous venez ici pour me la sacrifier ! mais le ciel, plus soigneux de mon honneur, de ma vertu, que moi-même, m’a fort à propos ouvert les yeux, que l’envie jusqu’alors avait fascinés. Plus vous avez montré de complaisance à me satisfaire, plus je suis coupable ; vengez-vous donc, et punissez-moi comme je le mérite. »

Nathan releva Mitridanes, et l’ayant embrassé tendrement : « Mon fils, lui dit-il, votre faute, puisqu’il vous plaît de lui donner ce nom, est de la nature de celles qui méritent de l’indulgence. Ce n’était point par un motif de haine que vous aviez résolu de m’ôter la vie, mais par un principe de vertu, par la noble ambition de passer pour le meilleur des hommes. Ne craignez donc point mon ressentiment ; soyez assuré, au contraire, que personne ne vous aime plus que moi. Votre cœur est véritablement grand, puisque, loin de songer, comme la plupart des riches, à augmenter vos richesses, vous ne cherchez qu’à dépenser avec magnificence celles que vous avez. Ne rougissez point d’avoir voulu me tuer pour devenir fameux, et ne pensez pas que votre dessein m’ait beaucoup étonné. Les plus grands généraux, les plus grands rois n’ont étendu leur domaine et leur renommée qu’en tuant non un seul homme, comme vous aviez projeté de le faire, mais des millions ; qu’en saccageant des villes, qu’en ravageant des régions entières. » Mitridanes ne songea plus à s’excuser, voyant que Nathan l’excusait si bien. Il se borna à lui témoigner son repentir et sa surprise extrême, qu’il eût pu non-seulement se résoudre à mourir, mais qu’il eût lui-même fourni les moyens, et donné des conseils pour l’exécution de son dessein. « Vous cesserez d’être étonné, lui répondit-il, de cette résolution, quand vous saurez que, dès que je fus mon maître, et que j’eus formé à peu près le même dessein que vous, je jurai de ne jamais rien refuser de tout ce qui serait en mon pouvoir. J’ai rempli mon serment jusques aujourd’hui. Vous êtes venu chez moi avec le désir de m’ôter la vie ; vous m’avez témoigné ce désir à moi-même ; je n’ai pas cru devoir m’y opposer, ne voulant pas que vous fussiez le seul homme qui sortît mécontent de mon château : voilà ce qui m’a déterminé à vous indiquer les moyens de vous satisfaire sans risque et sans péril. Si vous avez encore le même désir, j’ai la même volonté, et vous les mêmes facilités. Puis-je mieux employer ce qui me reste de jours qu’en les sacrifiant à qui ce sacrifice peut être avantageux ? J’ai passé quatre-vingts ans dans les plaisirs et les délices ; ainsi, selon le cours ordinaire des choses, ce reste ne sera pas de longue durée. Ne vaut-il pas mieux le donner, comme j’ai donné mes trésors, que d’attendre que la nature vienne me l’arracher ? C’est donner bien peu de chose que de donner cent ans ; qu’est-ce donc que d’en sacrifier six ou huit ? Encore un coup, si ma mort peut vous faire plaisir, ne craignez pas de m’ôter la vie. Je n’ai jusqu’à présent trouvé personne qui l’ait désirée, et peut-être n’en trouverai-je jamais. Mais, en supposant que quelqu’un en devienne jaloux, je sens fort bien que plus je la garderai, moins elle aura de prix. Prenez-la donc avant qu’elle soit moins précieuse encore. »

Mitridanes, couvert de honte, s’écria : « À Dieu ne plaise qu’un tel dessein rentre jamais dans mon âme ! loin de vouloir abréger vos jours, je voudrais qu’il me fût possible d’en étendre la durée par le sacrifice des miens mêmes. — Et si je vous fournis les moyens d’ajouter à mes jours, le ferez-vous ? — N’en doutez pas, répondit le jeune homme. — Puisque cela est ainsi, vous me ferez faire ce que personne n’a jamais pu obtenir de moi ; car je recevrai quelque chose de vous, et ce sera la première chose que j’aurai reçue de quelqu’un. — Je ferai tout ce qu’il vous plaira, dit Mitridanes ; parlez. — Acceptez cette maison ; je vous la donne : j’irai habiter la vôtre en prenant votre nom. — Si j’étais assuré, reprit le jeune homme, d’agir avec autant de noblesse et de grandeur d’âme que vous, je n’hésiterais pas à accepter cette offre ; mais, comme je suis presque certain que mes actions diminueraient l’éclat de votre réputation, je ne veux point dégrader en autrui ce que je ne puis illustrer en moi ; ainsi, trouvez