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ment, et que ce n’était pas toujours le mérite qui avait part à ses dons. Les châteaux, les places, les baronnies étaient distribués à des gens ignorés, et qui n’avaient d’autre titre, pour les obtenir, que beaucoup d’intrigue. Il se connaissait, il savait fort bien ce qu’il valait, et, voyant qu’on l’oubliait dans la distribution des faveurs, il crut que cet oubli, tout injuste qu’il était, blessait son honneur. Il résolut donc de se retirer. Il demanda son congé au roi, et l’obtint. Ce prince lui fit présent de la plus belle et de la meilleure mule qu’il y eût dans ses écuries, telle enfin que Roger eût pu la désirer pour le long voyage qu’il projetait. Ensuite le roi chargea un de ses gentilshommes, dont il connaissait la sagesse et la discrétion, de tâcher de trouver le moyen d’accompagner messire Roger dans sa route, sans qu’il pût s’apercevoir qu’il eût des ordres pour cela ; de bien écouter ce qu’il dirait de lui, afin de pouvoir lui en rendre compte, et de faire en sorte de le ramener à la cour après qu’il aurait bien déclamé. L’officier joua fort bien son rôle. Il épia le moment où Roger sortirait de la ville. Dès qu’il le vit partir, il le suivit, l’aborda, et, lui faisant accroire qu’il allait en Italie, il marcha avec lui, comme compagnon de voyage. Ils parlèrent d’abord de choses indifférentes et générales ; mais, sur les neuf heures, le gentilhomme dit à Roger : « Je crois qu’il serait à propos de faire pisser nos montures et de les faire un peu repaître. » On entre dans une hôtellerie, où toutes les bêtes pissèrent, excepté la mule ; ce qui fut remarqué de Roger. S’étant remis en route, on arrive à un ruisseau où ils firent boire les bêtes, et où la mule ne manqua pas de pisser. « La peste soit de l’animal ! s’écria Roger ; il est du naturel du maître de qui je la tiens. » L’officier ne laissa pas échapper cette phrase ; il en avait déjà recueilli beaucoup d’autres sur le compte du roi, mais toutes étaient en son honneur. Le lendemain matin, le gentilhomme fit si bien, qu’il contraignit Roger de revenir sur ses pas. On prétend que, ne pouvant l’y déterminer par la persuasion, il l’y obligea par ordre du roi. Quoi qu’il en soit, Alphonse, prévenu déjà de son propos, le fait venir, lui fait un bon accueil, et lui demande pourquoi il l’avait comparé à sa mule. « Sire, répondit le Florentin sans se déconcerter, j’ai fait cette comparaison parce qu’elle est juste. En effet, ma mule n’ayant pas pissé où il fallait, et pissant où il ne fallait pas, a agi, ce me semble, comme Votre Majesté, qui ne donne pas quand il le faut, et qui donne quand il ne le faut pas, puisqu’elle comble de ses dons ceux qui en sont indignes et qu’elle les refuse à ceux qui n’ont rien négligé pour les mériter. — Mon cher Roger, répondit le roi, si je ne vous ai pas, comme à beaucoup d’autres, accordé mes faveurs, ce n’est pas que je ne vous en aie cru beaucoup plus digne que la plupart de ceux qui les ont obtenues. Je connais tout votre mérite, je vous rends la justice qui vous est due ; mais votre malheureuse étoile s’est toujours opposée aux effets de ma bonne volonté : c’est elle et non pas moi qu’il faut accuser, et je veux vous en donner une preuve convaincante. — Sire, répliqua