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mais le mulet allait tantôt à droite, tantôt à gauche, quelquefois reculait et ne faisait pas un pas en avant. Nouveaux coups de la part du muletier, sur les flancs, sur la tête, sur la croupe : tout était inutile. Joseph et Mélisse, qui attendaient que le passage fût libre, touchés de pitié, disaient : « Bourreau ! veux tu le tuer ? ne peux-tu essayer de le mener plus doucement ? sûrement il irait beaucoup mieux si tu le traitais moins cruellement. — Messieurs, répondit le muletier, vous connaissez vos chevaux ; moi, je connais mon mulet, laissez-moi faire. » À ces mots, il redouble les coups et fait tant enfin que le mulet avance. Avant de quitter ce pont, Joseph demanda à un bonhomme qui y était assis comment cet endroit s’appelait : « Monsieur, répondit le bonhomme, on le nomme le Pont aux oies. » Joseph se ressouvint alors des paroles de Salomon. « Je commence à voir clair, dit-il à son compagnon, dans le conseil qui m’a été donné, et que je crois très-bon. Jusqu’à présent je n’ai pas bien su battre ma femme, mais ce muletier vient de me donner une leçon dont je saurai profiter. »

Nos voyageurs arrivés à Antioche, Joseph retint quelques jours Mélisse afin de lui donner le temps de se reposer. Joseph fut fort bien reçu de sa femme, à laquelle il dit de leur préparer à souper comme son ami l’ordonnerait. Celui-ci, obligé de céder à cette civilité, donna ses ordres ; mais on n’en exécuta aucun, et le souper fut absolument contraire à celui qui avait été prescrit. Joseph, irrité, dit à sa femme : « Ne t’avait-on pas dit quel devait être notre souper ? — Que veut dire ceci ? repartit-elle aigrement ; que m’importent les ordres d’autrui ? j’ai suivi ma fantaisie. Que le repas te plaise ou ne te plaise pas, je ne m’en embarrasse guère. » Mélisse, étonné de la réponse de cette femme, ne put s’empêcher de la blâmer. Mais Joseph, plus courroucé qu’étonné, dit : « Ma femme, je te retrouve telle que je t’ai laissée ; mais crois que je saurai changer ton caractère. » Et se tournant vers Mélisse : « Mon ami, lui dit-il, nous verrons si le conseil de Salomon est bon ; mais je te prie de ne point trouver mauvais que je l’exécute devant toi, et de ne point regarder comme un jeu ce que je vais faire. Ne trouble point mon entreprise, et souviens-toi de la réponse que nous fit le muletier, lorsque nous nous attendrissions sur le sort de son mulet. — Je suis dans ta maison, répondit Mélisse, et j’ai résolu de n’y faire que ce qui te sera agréable. »

Joseph, ayant trouvé un bâton de chêne encore tout vert, monte à la chambre où sa femme était allée exhaler son dépit. Il la prend par les cheveux, la jette à ses pieds, et la bat comme un désespéré. D’abord on crie, on menace ; mais les cris, les menaces n’opérant rien, on a recours aux prières : on jure, on promet de faire à l’avenir tout ce qu’on voudra. Malgré cet air de repentir, les coups roulaient toujours sur les côtés, les cuisses et les épaules ; enfin, la lassitude seule met un terme à cette expédition.