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NOUVELLE X

LES RAILLEURS RAILLÉS, OU LE VIEILLARD AMOUREUX

Il n’y a pas longtemps qu’il y avait à Bologne un très-habile médecin, nommé maître Albert. À l’âge de soixante ans son esprit était encore vert et plein d’agrément. Quoique son corps eût perdu, comme il est aisé de le penser, sa chaleur naturelle, il ne laissait pas d’être encore sensible aux tendres mouvements de l’amour. Il aperçut un jour, à une fenêtre, une très-jolie veuve, nommée, à ce que plusieurs personnes m’ont dit, Marguerite Chisolieri. Cette dame fit une telle impression sur lui, qu’il l’avait continuellement dans l’esprit ; et comme s’il eût été encore dans la vigueur de l’âge, il ne pouvait fermer l’œil la nuit, quand il avait passé le jour sans la voir ; de là vint qu’il allait et venait sans cesse, tantôt à pied et tantôt à cheval, sous ses fenêtres. La belle veuve ne tarda pas, ainsi que plusieurs autres dames, ses voisines, de s’apercevoir de cette affectation. En ayant deviné le motif, elles rirent souvent ensemble de voir un homme de cet âge et de cette gravité si passionnément amoureux, comme si l’amour ne pouvait ou ne devait se faire sentir qu’aux jeunes gens sans expérience.

Pendant que le docteur continuait ses promenades devant le logis de madame Chisolieri, il la trouva, un jour de fête, assise sur le seuil de sa porte, avec plusieurs autres dames. La jeune veuve, l’ayant aperçu de fort loin, complota aussitôt avec ses compagnes de le bien accueillir, afin d’avoir occasion de le railler sur son amour. Elles se lèvent pour le saluer ; et l’ayant ensuite engagé d’entrer dans une cour pour respirer le frais, elles le régalèrent de confitures, de fruits et de vins excellents. Sur la fin de la collation, elles lui demandèrent, en termes honnêtes et ménagés, comment il était possible qu’il se fût épris d’une dame qui avait plusieurs amants, jeunes, aimables, pleins de grâces et de gentillesse.

Le médecin, qui vit bien qu’on le badinait, et qui en fut piqué, s’adressant à la veuve, répondit d’un ton également honnête, mais accompagné d’un sourire malin : « Madame, aucune personne sage ne sera étonnée de me voir amoureux, et encore moins de vous qui en valez si fort la peine. Quoique les années ôtent les forces nécessaires pour bien remplir les exercices de l’amour, elles n’ôtent cependant pas les désirs ni le discernement qu’il faut pour voir ce qui est vraiment aimable ; au contraire, comme les hommes âgés ont plus d’expérience, aussi distinguent-ils mieux ce qui mérite de l’attachement et de