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leur avait recommandé, et de ne point remarquer tout ce qui passait, s’amusaient des grimaces de Calandrin. Enfin, au grand mécontentement de notre amant suranné, il fallut se séparer. Dans le chemin, Lebrun lui dit. « En vérité, mon ami, tu amollis, tu fonds son cœur, comme le soleil dissout la glace. Si tu veux apporter ta guitare, et que tu lui chantes quelques-unes de ces chansons amoureuses que tu sais si bien, je ne doute pas que nous ne la voyions franchir les fenêtres et s’élancer dans tes bras. — Tu crois donc nécessaire que j’apporte ma guitare ? — Sans doute. — Je l’apporterai. Conviens donc à présent que je ne t’en imposais point, quand je t’assurais qu’elle était éprise de moi. Je suis un vrai démon pour me faire aimer. Quel autre que moi pouvait, en si peu de temps, inspirer un amour si vif à une aussi aimable femme ? Seraient-ce ces petits freluquets, dont toute la science est de voltiger avec légèreté de côté et d’autre, et qui ne sont pas capables d’assembler trois châteaux de noix dans l’espace de mille ans ? Que je voudrais déjà que tu m’aperçusses avec mon petit rebec[1] ! sur ma foi, tu verrais beau jeu. Je ne suis pas aussi vieux qu’il peut te le paraître ; elle l’a bien senti ; mais si une fois je puis lui mettre la main sur le dos, je le lui ferai bien mieux sentir encore ! — Ah ! avec quels transports tu la saisiras ! Il me semble déjà te voir avec tes dents, faites en chevilles de luth, mordre ses lèvres vermeilles, ses joues de roses, et, petit à petit, la manger tout entière. » À ce discours, Calandrin croyait déjà y être. Il chantait, sautait, était hors de lui-même.

Le lendemain, il apporte sa guitare, il chante tout ce qu’il sait de mieux, et réjouit toute la compagnie. Enfin, il était si amoureux de Colette, qu’il n’en travaillait plus. Continuellement à la fenêtre, à la porte ou dans la cour, et jamais à l’atelier. Colette, instruite par Lebrun, semblait se prêter à ses désirs. Ce même Lebrun, le confident de Calandrin, faisait de part et d’autre les lettres et les réponses ; quelquefois Colette écrivait que, retirée pour quelques jours chez ses parents, elle ne pouvait le voir, mais qu’elle lui permettait les espérances les plus flatteuses. Ainsi, Lebrun et Bulfamaque, qui avaient l’œil et la main à tout, se divertissaient agréablement aux dépens de leur camarade. Ils se faisaient donner, au nom de l’amante, tantôt un peigne d’ivoire, tantôt une bourse, une autre fois une paire de ciseaux, et d’autres semblables bagatelles, en échange desquelles ils lui donnaient des anneaux d’un métal faux et de nulle valeur, mais que Calandrin regardait comme des bijoux très-précieux. Ils gagnaient d’ailleurs à cette comédie quelques bons repas par-ci par-là, et d’autres honnêtetés, afin de les encourager à veiller au succès de l’entreprise. Deux mois s’étaient écoulés sans que les affaires de Calandrin fussent plus avancées. L’ouvrage que ses compagnons et lui avaient entrepris allait être fini. Il comprit que, s’il ne hâtait le moment de son bonheur, il pourrait bien ne le trouver jamais. Il sollicita donc Lebrun de travailler à ses affaires plus vivement qu’il n’avait fait encore.

  1. Petit instrument du Moyen Âge à archet, à caisse de résonance piriforme, légèrement bombée, au manche brisé au niveau du chevillier, qui est monté de deux ou trois cordes et qui possède une sonorité assez perçante. (Note du correcteur ebooks libre et gratuit).