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il l’ouvre, il y entre, il dépouille Étrangle-Dieu, revêt ses habits, referme le tombeau sur lui et se met à la place du mort. Il n’y fût pas plutôt que les plus effrayantes pensées se présentèrent en foule à son imagination alarmée. Il se représente ce qu’avait été Étrangle-Dieu dont il occupe la place ; il se rappelle les sinistres histoires qu’il avait autrefois entendu raconter de ce qui arrivait pendant la nuit, non-seulement parmi les tombeaux des morts, mais ailleurs ; ces souvenirs faisaient hérisser ses cheveux. Il croyait à tout moment qu’Étrangle-Dieu allait se lever et l’étrangler ; mais enfin, soutenu par la violence de son amour, et se tenant dans la posture d’un mort, il attendit avec quelque tranquillité ce que le sort voudrait ordonner de lui.

D’un autre côté, à minuit, Rinuce sortit de sa maison pour obéir aux ordres de la dame. Dans la route, il s’occupait tristement de ce qui pouvait lui arriver. « Si je suis surpris, disait-il en soi-même, avec le corps d’Étrangle-Dieu sur mes épaules, je serai mis entre les mains de la justice : si l’on me traite de magicien, je cours risque d’être brûlé : si les parents du mort viennent à savoir ceci, me voilà exposé à toutes les suites de leur juste ressentiment. Mille autres idées affligeantes le rendaient incertain. Mais, quoi ! disait-il en son cœur, la première fois que cette femme si aimable et si tendrement chérie me demande un service, je lui refuserais, surtout quand ses plus chères faveurs en doivent être le prix ! Non. Dussé-je en mourir, j’essayerai de faire ce que j’ai promis. » Il va droit au tombeau, et l’ouvre légèrement. Au bruit qu’il fait, Alexandre, quoique effrayé, ne dit mot. Dès que Rinuce fut entré, croyant s’emparer du corps d’Étrangle-Dieu, il prend Alexandre par les pieds, le tire dehors, le charge sur ses épaules, et s’enfuit vers la maison de la dame. Comme il ne donnait pas beaucoup d’attention à son fardeau, et que la nuit d’ailleurs était fort obscure, le prétendu mort recevait de temps en temps des contusions ; sa tête donnait tantôt contre le coin d’une rue, tantôt contre une porte, et tantôt contre autre chose. Rinuce était déjà tout près de la porte de madame Françoise, qui s’était mise à la fenêtre avec sa servante pour voir s’il portait Alexandre, et qui avait des excuses toutes prêtes pour les renvoyer tous deux, lorsque le hasard la servit à son gré. Les gens du guet, placés dans cette rue pour arrêter un malfaiteur, entendant marcher Rinuce, tirent tout à coup leurs lanternes de dessous leurs habits pour voir qui c’était et ce qu’ils avaient à faire. Ils agitent leurs rondaches[1] et leurs javelines en criant : « Qui est là ? » À cette brusque interrogation, Rinuce les reconnut, et n’ayant pas trop le loisir de songer à ce qu’il devait faire, il laisse tomber son fardeau et s’enfuit à toutes jambes. Alexandre, quoiqu’il eût sur son dos les habits d’Étrangle-Dieu, qui étaient fort longs, s’enfuit de même. À la faveur des lanternes du guet, la dame avait vu toute cette scène, et s’était fort bien aperçue que Rinuce portait Alexandre, et que celui-ci était couvert des habits d’Étrangle-Dieu ; leur courage

  1. Grand bouclier circulaire porté par les fantassins et les cavaliers au Moyen Âge et au XVIe siècle. (Note du correcteur ebooks libre et gratuit).