Page:Boccace - Contes de Boccace, trad De Castres, 1869.djvu/527

Cette page n’a pas encore été corrigée

ceux qui l’avaient causée. Mais comment s’y prendre ? Voici le moyen qu’elle imagina. Elle résolut de leur demander un service qui, bien que possible, devait les effrayer et lui attirer un refus de leur part. Ce refus était un prétexte honnête et naturel pour les congédier et rejeter pour jamais leurs messages.

Le jour même que cette idée vint à la dame, il mourut à Pistoie un homme qui, quoique d’une noble extraction, avait la réputation d’être, non-seulement le plus méchant de tous les habitants de la ville, mais du monde entier. Ajoutez à cela qu’il était d’une laideur et d’une difformité si monstrueuses, que quiconque ne l’eût pas connu en eût été effrayé d’abord. On l’avait enterré près de l’église des Cordeliers. Elle pensa que cet événement pouvait être utile à son dessein. « Ma chère, dit-elle à une de ses femmes, tu sais combien les empressements amoureux de ces deux Florentins, Rinuce et Alexandre, me déplaisent et me sont à charge. Je ne pourrai jamais me déterminer en leur faveur, et je n’accorderai jamais rien à leurs désirs. Ils s’épuisent en offres et en protestations : je suis d’avis, pour m’en défaire, de les prendre au mot, et de leur proposer une entreprise dont l’exécution me paraît très-incertaine ; ainsi je pourrai me délivrer du mortel ennui de les voir et de les entendre. Tu sais que ce matin Étrangle-Dieu (c’est ainsi que se nommait le scélérat dont j’ai parlé) a été enterré aux Cordeliers ; tu sais aussi que, lorsqu’il était vivant, il était l’effroi des plus intrépides, et que son abord glaçait d’épouvante quiconque le rencontrait : il doit être par conséquent un monstre d’horreur depuis qu’il est mort. Va donc premièrement chez Alexandre : Madame Françoise, lui diras-tu, m’envoie vous apprendre que le temps est venu où vous pouvez obtenir son amitié, l’objet de vos plus vifs désirs, et qu’elle n’attend de vous qu’un service pour lui faire partager son lit. Pour quelques raisons, dont on vous instruira à loisir, un de ses parents doit faire apporter chez elle le corps d’Étrangle-Dieu, enterré de ce matin. Elle le craint tout mort qu’il est, et voudrait bien pouvoir se dispenser de recevoir un tel hôte. Vous lui feriez le plus grand plaisir, vous lui rendriez le service le plus signalé, si vous vouliez aller ce soir, à l’heure du premier somme, au tombeau d’Étrangle-Dieu, vous vêtir de ses habits, vous mettre à sa place, et y demeurer de manière qu’on pût s’y méprendre. Lorsqu’on viendrait vous chercher, il ne faudrait pas laisser échapper un seul mot, un seul mouvement qui vous trahît. Vous vous laisseriez tirer du tombeau et apporter à sa maison comme si vous n’étiez plus effectivement qu’un cadavre. Une fois entré, on vous rendrait les droits d’un homme vivant ; vous pourriez coucher avec ma maîtresse, et ne sortir de ses bras que lorsqu’il vous plairait ; elle se charge du reste. »

Si Alexandre accepte cette offre, à la bonne heure ; s’il la refuse, dis-lui de ma part qu’il ne se montre jamais dans les lieux où je serai ; qu’il se garde surtout de m’importuner à l’avenir de ses messages ou de ses ambassades.