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vices et les travers de leurs inférieurs. Les courtisans de nos jours font presque tout le contraire : ils ne s’occupent qu’à se nuire réciproquement, à se susciter des querelles et des haines, par des propos ou des rapports malins ; à se reprocher, les uns aux autres, leurs excès et leurs turpitudes. Tour à tour altiers et bas, flatteurs, caressants, tyranniques, injustes, méchants, cruels, on les voit sans cesse dégrader leur noblesse et avilir leur rang. Le plus recherché, le plus chéri, le mieux récompensé de ceux qui occupent les premiers postes est, à la honte du siècle, presque toujours celui à qui on a à reprocher le plus de défauts, de vices et quelquefois de crimes. N’est-ce pas là une preuve évidente que la vertu n’habite plus aujourd’hui parmi les hommes, puisque ceux qui sont surtout destinés à lui rendre hommage et à la faire régner croupissent sans honte dans la fange du vice ?

Mais pour reprendre le sujet de mon récit, dont une juste indignation des mœurs actuelles m’a peut-être un peu trop écarté, je vous dirai que Guillaume Boursier fut visité et honoré de toute la noblesse de Gênes. Il eut bientôt occasion d’entendre parler de l’avarice de messire Ermin et de la vie malheureuse qu’il menait, et il lui prit fantaisie de le voir. Ermin, qui, tout avare qu’il était, avait conservé un reste de politesse, et qui, de son côté, avait entendu dire que messire Boursier était un fort galant homme, le reçut de bonne grâce, et soutint à merveille la conversation, qui roula sur différents sujets. Il fut si enchanté de l’esprit et des manières polies de ce courtisan, qu’il le mena, avec les Génois qui l’avaient conduit chez lui, à une belle maison qu’il avait fait bâtir depuis peu, et qu’il voulait lui faire voir. Quand il lui en eut montré les divers appartements : « Monsieur, lui dit-il en se tournant vers lui, vous, qui me paraissez si instruit et qui avez vu tant de choses, ne pourriez-vous pas m’en indiquer une qui n’eût jamais été vue, et que je voudrais faire peindre dans la salle de compagnie ? » Boursier, sentant le ridicule de cette demande : « Faites-y peindre des éternuments, lui répondit-il ; c’est une chose que personne n’a jamais vue et qu’on ne verra jamais. Mais si vous voulez, ajouta-t-il, que je vous en indique une qu’on peut peindre, mais que certainement vous ne connaissez pas, je vous la dirai. — Vous m’obligerez, monsieur, lui répondit messire Ermin, qui ne s’attendait sans doute pas à une telle réponse. — Eh bien ! reprit Boursier, faites-y peindre la LIBÉRALITÉ.

Ce mot, ce seul mot fit une telle impression sur messire Ermin, et le rendit si honteux, qu’il prit soudain la résolution de changer de système, et de tenir une conduite différente de celle qu’il avait eue jusqu’alors. « Oui, monsieur, répondit-il un peu déconcerté, oui, je ferai peindre la Libéralité, et si bien, que ni vous, ni aucune autre personne, de quelque qualité qu’elle puisse être, ne pourra désormais me reprocher que je ne l’ai ni vue ni connue.

En effet, messire Ermin changea tellement de conduite et de sentiments,